La guerre en ligne de mire
Performance : tatouage en direct sur Internet
Du 8 au 9 mars 2010
Elizabeth Center for the Arts
West 39th Street, New York
Pour Wafaa Bilal, artiste américain né en Irak, la performance représente un moyen d’exprimer la compassion, tout en s’inscrivant dans un combat politique. L’enjeu est la conscientisation : il s’agit de mobiliser l’opinion publique américaine. Et plus précisément le moyen c’est le body art – l’art corporel. Dans son happening, il n’est plus question d’aborder des thèmes classiques de la performance occidentale, les rôles sexuels, le consumérisme : non, l’artiste questionne un autre aspect essentiel, la tragédie géopolitique. Il nous parle de son pays, de sa famille. Le corps même de l’artiste est mobilisé dans la performance : il se transforme en symbole du drame qui saisit la population irakienne. Lieu de douleur contrôlée, le corps de l’artiste possède sous nos yeux un rôle sacrificiel, qui a le don de conscientiser à propos de l’échelle humaine de la catastrophe.
Le moyen utilisé par Wafaa Bilal, c’est la mise en scène du processus de tatouage. La performance est diffusée en direct urbi et orbi par l’Internet. La séance de tatouage est longue et excessive : c’est un marathon de tatouage, avec des relents de masochisme : pendant vingt-quatre heures, entre le 8 et le 9 mars 2010. Wafaa Bilal est soumis au tatouage, assis sur une chaise devant des spectateurs … et devant des caméras Internet (et devant le monde entier), à l’Elizabeth Center for the Arts, au West 39th Street, à New York. Son corps est piqué avec cinq mille points rouges de tatouage, qui représentent le nombre de soldats américains tués en Irak depuis 2003.
Les victimes invisibles
Ces points-là sont visibles. En revanche, Bilal reçoit au niveau de sa peau – sur le dos – cent mille marques de tatouage vertes qui sont invisibles à l’œil nu. Les points verts, eux, qui représentent les victimes irakiennes de cette guerre deviennent seulement lisibles sous la lumière de rayons ultra violets. (UV) En fait, il s’agit d’un point vert pour chaque Irakien tué au cours de sept ans de guerre… Et encore, c’est un décomptage conservateur des morts irakiens, car selon d’autres évaluations, ce nombre approche le million de morts… L’idée est claire : les victimes américaines sont médiatisées, en revanche, les victimes irakiennes nous restent quasiment invisibles. …And counting…et ça continue! Pour accompagner la performance, une lectrice récite les noms de victimes connues.
Au début de la performance, l’artiste proposait à tous les spectateurs de faire une contribution d’un dollar par chaque signe tatoué, afin de créer un fonds de bourses et d’études pour les orphelins irakiens dont les parents furent tués depuis le commencement de la guerre d’Irak.
Géopolitique et histoire de famille
Wafaa Bilal travaille et étudie actuellement aux États-Unis, pays dont l’artiste contraste la vie relativement paisible à la violence éprouvée par sa famille, obligée à demeurer en Irak. L’artiste avait fui l’Irak en 1991, au cours de la première guerre du golfe.
Dans les circonstances, nous sommes peu surpris que le malheur hante la famille de l’artiste restée en Irak. Haji, frère de Bilal, est tué en 2004 au cours d’un bombardement américain de sa ville natale de Kufa-Najaf. La mosquée de Najaf, vénérée par les adeptes du chiisme d’Irak et d’Iran était atteinte plusieurs fois par des attentats à la bombe faisant des dizaines de morts, entre 2003 et 2006.
La performance de Wafaa Bilal remplit un troublant rôle référentiel – étant donné que l’artiste accepte d’être soumis à une douleur -à une défiguration – prolongées. Ces marques et défigurations rappellent les actes d’auto flagellation des Musulmans chiites. Les Chiites constituent une branche musulmane qui chaque année commémore la figure du Calife Ali, personnage vénéré et divinisé des débuts de l’Islam. Au cours de la deuxième moitié du septième siècle, Ali fut assassiné par des rivaux politiques et religieux, événement commémoré par des actes de meurtrissure. Dans ce contexte, il est clair que Wafaa Bilal sait manier des séries d’enchaînements de symboles culturels – à la fois actuels et historiques.
Paintball pour faire comprendre
En 2007, Bilal offrait une performance intitulée Domestic Tourism (Tourisme chez soi), également diffusée par Internet. Grâce à un dispositif de tir numérique activé à distance par des spectateurs de cent trente-six pays, l’artiste recevait soixante-cinq mille coups de couleur dans un jeu de paintball devant un auditoire de l’Internet. Il s’agissait de démontrer la guerre virtuelle, où les victimes – réelles – paraissent quand même des figures d’un jeu numérique. En effet, Wafaa Bilal nomme ses propres distinctions conceptuelles : « zone de confort, zone de conflit ». Pour Bilal, l’Internet est un médium puissant, qui entame un dialogue et touche des consciences à l’échelle mondiale. Il dit : « L’art est une méditation : on peut méditer sur le domaine esthétique, comme on peut méditer sur la douleur ». Il ajoutait : « Je n’ai pas le privilège de méditer sur le domaine esthétique… ». Sa méditation s’adresse à des vastes pans des relations internationales et à leurs participants.
En effet, Wafaa Bilal récupère des pratiques expressionnistes occidentales de la performance, il les amplifie par la force médiatique de l’Internet, et il les applique à des situations éminemment politiques et tragiques qui touchent le Tiers Monde. Il s’agit d’une stratégie artistique que le critique d’art cubain Gerardo Mosquera identifie comme « une guérilla du symbole, un détournement du signe » (1) : Mosquera évoque aussi « la décontextualisation active des signes propagés par les métropoles culturelles », c’est-à-dire l’application de ces techniques culturelles à des situations géographiques très diverses.
- Gerardo Mosquera Contemporary Art Criticism from Latin America, MIT Press, 1996, p. 17