Dossier Nabis

Entrevue avec Guy Cogeval sur le thème de l’époque nabie,
Le Temps des Nabis: Exposition au Musée des Beaux-Arts de Montréal 1998

« Les Nabis soulignent le caractère ambigu des relations humaines d’une manière très symboliste. Leurs personnages sont très immatériels, décantés. »

En remontant aux sources de l’art du vingtième siècle, à la genèse de la nouvelle manière de voir et de peindre, l’exposition intitulée Le Temps des Nabis invitait à une réflexion sur l’histoire de l’art européen.   Ces peintres privilégient la liberté de la couleur et de la ligne au dépens de la forme et du contenu de l’image, en accentuant la décoration tout en dépréciant le prétexte thématique du tableau : les Nabis établissaient un point de non-retour dans l’art européen. Comme des vagues sur l’océan de l’art, des séries de possibilités étaient ouvertes entre 1890 et 1900 à Paris… M. Guy Cogeval est celui qui avait organisé cet événement charnière.

Guy Cogeval (né à Paris en 1955) est historien de l’art et fait partie du corps des conservateurs de musée français. Spécialiste du peintre Édouard Vuillard, de l’art du dix-neuvième siècle et du Symbolisme, il est actuellement président de l’Établissement public du Musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie, à Paris.

Entre 1998 et 2006, il était directeur du Musée des Beaux-Arts de Montréal, et en tant que premier grand événement inaugurant sa fonction – qui représentait également sa vision profonde de l’art – M. Cogeval, au cours de l’automne 1998, organisait à Montréal l’exposition Le Temps des Nabis– cette exposition ayant auparavant séjourné à Florence. La présentation était constituée de deux cent œuvres, incluant des tableaux, dessins, estampes et sculptures.

Malheureusement, j’avais égaré le texte de l’entrevue qu’il m’avait accordée dans son bureau au musée en novembre 1998 : on peut s’imaginer mon contentement lorsque récemment – en septembre 2015 – j’avais la bonne fortune de retrouver ce texte parmi mes papiers. C’était un des tous premiers entretiens donnés par M. Cogeval à Montréal. Il était conçu pour la revue Esse – art et opinion, qui adopte une optique sociale de l’art, mais, hélas, il ne fut pas publié au moment de sa réalisation. J’ai donc la satisfaction de l’inclure maintenant sur mon site web, accompagnée d’un petit document traitant de l’importance de la mouvance Nabi dans l’ensemble du développement de l’art moderne.

Cette «découverte » me remet en contact avec une phase de l’évolution de ma propre sensibilité, de mon propre goût, en bénéficiant du concours unique de M. Cogeval. Son style narratif, le brio du rapport qu’il fait entre l’art – comme matière et comme métier – et l’ambiance historique et intellectuelle du tournant du vingtième siècle, sont uniques. Sa manière de dire est enchanteresse – autant je dirais que les accords colorés des Nabis… et la formule frappante est partout présente dans ce que dit M. Cogeval. Ce qui est moins courant, c’est que le commissaire et auteur souligne le côté psychologique de l’art Nabi, s’inscrivant de manière naturelle dans une période qui vit l’essor de la psychologie dans les travaux de Freud et de Jung ou dans l’intuitionnisme d’Henri Bergson. Il trace aussi dans les grandes lignes un vif tableau intellectuel de l’Europe d’avant 1914.

Entretien

-Votre formation est très polyvalente. Vous étiez aussi directeur du Musée des monuments français à Paris…

G.C. Ça fait une bonne quinzaine d’année que je travaille sur la peinture et les arts de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle. C’était plutôt une exception dans ma carrière d’être directeur du Musée des monuments français. C’est un musée qui, depuis sa création dans les années soixante-dix du siècle dernier, a été dirigé par des chartistes : des intellectuels qui sont spécialistes de l’Antiquité, du Moyen-Âge, qui déchiffrent le latin, le grec à vue ; pour qui tout ce qui se passe après Byzance, c’est de la « décadence », alors que moi, je suis moderniste.

En étant directeur de ce musée, j’ai été obligé d’être un peu moins ignorant en culture médiévale. J’ai probablement contribué à tirer le musée des monuments français dans la modernité..

-Votre principal intérêt, c’est la peinture du dix-neuvième siècle…

G.C. Oui, mais j’aime la musique- la musique du dix-neuvième siècle – j’aime le cinéma, j’adore l’opéra. En peinture, c’est la peinture du dix-neuvième siècle qui m’intéresse : j’étais beaucoup axé – il y a dix ans – sur le postimpressionnisme et maintenant je glisse doucement vers le néo-classicisme, vers le début du dix-neuvième siècle.

-Au cours des dernières années on a vu au Musée des Beaux-Arts une exposition sur le Symbolisme, une autre sur L’École de Pont-Aven (formée en Bretagne autour de Paul Gauguin)… Avec Le Temps des Nabis, comment décrivez-vous votre rôle ?

G.C. En ce qui concerne l’École de Pont-Aven, l’exposition n’était pas « organisée » – elle venait d’une seule collection, la collection Josefowitz de France.

Pour ce qui est de l’exposition symboliste, Pierre Théberge (prédécesseur de Guy Cogeval au MBAM) est venu me voir en 1990. Il avait vu une exposition que j’ai faite à Lyon sur Vuillard et les éditions Flammarion m’avaient également recommandé.

Montréal m’a donné les moyens que ne m’auraient pas donnés un musée en France pour les Nabis – sauf peut-être les très grandes expositions organisées au Grand-Palais par la Réunion des musées nationaux de France. Le Musée des Beaux-Arts de Montréal mobilise des sommes très importantes pour des projets de type intellectuel. En France, ça devient de plus en plus difficile…

Dans l’exposition symboliste, il y avait une dizaine de tableaux nabis. Dans l’exposition Les Nabis, il y a une salle sur les symbolistes et les Nabis : il y a des domaines de définition communs : c’est-à-dire que les Nabis, dans leur jeunesse ont été marqués par le symbolisme. Ils ont commencé à travailler dans les années 1890, des années au cours desquels le symbolisme est triomphant en Europe. Maurice Denis s’est « vécu » lui-même comme un symboliste. Il a écrit des articles là-dessus.

Bonnard et Vuillard sont plus ambigus, mais chez Vuillard il y a un certain nombre d’œuvres délibérément symbolistes.

-Comment le symbolisme est lié à l’éclosion de l’art moderne ?

G.C. Il est lié – absolument. Les Nabis s’intéressent à la littérature. Ils vont écouter Wagner… Ce sont aussi des artistes capables de créer des œuvres décantées de toute narration, très immédiates, brutales même – presque brutalistes par la couleur : des couleurs pures, violentes, stridentes – choquantes pour l’époque. Donc, d’une certaine manière, le symbolisme n’a pas empêché les Nabis de faire de l’art moderne, de l’art contemporain pour leur époque : c’était le vecteur de leur recherche.

-Peut-on tenter une comparaison entre le mysticisme symboliste et certains mysticismes actuels – disons le New-Age ?

-C. New-Age ? Peut-être. Les écrivains, les artistes des années 1885 à 1895, ont eu le sentiment de vivre une nouvelle période. On commence à beaucoup voyager en Europe. Tous les gens, tous les petits gens ont un appareil Kodak, ils « mitraillent » avec des photos tout ce qui existe… ils prennent le train. À l’époque, on voyage en Europe comme on voyage aujourd’hui, à peine en montrant des passeports… L’Europe est devenue plus fermée après la guerre de ’14 et terriblement fermée à cause du Rideau de fer… On a oublié ce que c’était l’Europe d’avant ’14. Quand la guerre a été déclarée en août 1914, la plupart des artistes n’étaient pas chez eux. Kandinsky, Franz Marc ont dû prendre des trains en toute vitesse pour rentrer chez eux. On n’imaginait pas que ça pouvait arriver.

Les années 1890, c’est une époque où les intellectuels ont l’impression de vivre une post-histoire. Contrairement aux années 1860 et 1870, le marxisme est en régression, les systèmes d’explication plus confrontationnels sont en régression et les socialistes sont ceux qui ont le vent aux poupes : ce sont des gens comme Karl Kautsky, comme Eduard Bernstein, qui expliquent que dans le fond il n’y aura jamais une révolution, que la petite bourgeissie va triompher, que les états peuvent s’adapter aux nécessités sociales. Évidemment, ils vivent en Allemagne, monarchie « totalitaire », mais les ouvriers sont protégés. Il y a l’assurance-vieillesse, les pensions, etc. L’Allemagne est dominante dans le système des relations des monarchies entre elles. On pense qu’une guerre sera toujours évitée, on vit dans une espèce d’attente, de suspicion – ce qui est un peu le cas aujourd’hui.

Après 1900, le marxisme reprend : c’est des penseurs comme Lénine qui marquent une nouvelle vague de socialisme – des nouvelles attaques contre le capitalisme.

-Voyez-vous les Nabis comme des précurseurs ?

G.C. Oui, dans le sens que ce sont les premiers à utiliser des couleurs pures. Ils sont en France les premiers à s’intéresser à un art décoratif qui sature la totalité expressive de l’être humain.

Il y a trois choses qui m’ont intéressé dans cette exposition : premièrement, j’ai insisté sur la charge symboliste dans l’œuvre de jeunesse des Nabis, deuxièmement, j’ai voulu montrer que leur génie n’était pas mort après 1900-1910, ce que n’avait fait aucune exposition jusque-là ; et, tout en restant fidèles à leurs années nabies, ils évoluent vers un art différent, mais qui marque d’une manière ou d’une autre la modernité des années vingt ou des années trente ; ce qui m’a aussi intéressé, c’était de montrer des œuvres inédites : il y a beaucoup d’oeuvres que personne n’avait jamais vues.

-L’humour était-il important dans l’art des Nabis ?

G.C. Extrêmement. Ils utilisent le mot prophète – pas du tout avec prétention. Ce ne sont pas des théosophes (doctrine religieuse qui a pour objet l’union avec la divinité). Ils ne croient pas complètement. Il y a une dose d’humour dans ce qu’ils font. Ils n’ont jamais fait partie du salon des Rose-Croix, comme Osbert, Léon, Puvis de Chavannes (peintres symbolistes). Ça a une pointe excessive de symbolisme, un symbolisme un peu échevelé. Ceci a porté le mouvement symboliste sous la houlette de Sâr Péladan – romancier de vague inspiration mystique et mystifiante, liée à l’antiquité babylonienne. Les Nabis, ça les faisait « hurler de rire ».

-C’est aussi l’époque de l’humoriste Alphonse Allais, des portraits acides de Toulouse-Lautrec ?

G.C. Mais il faut aussi regarder les œuvres de jeunesse de Vuillard, de Maurice Denis. Ce sont des œuvres très idéalistes par rapport à Toulouse-Lautrec.

-Idéalistes ?

G.C. Dans le sens du mot où ce sont des personnages très immatériels, décantés. Toulouse-Lautrec, on le reconnaît tout de suite. On sait que ça se passe dans un bordel, dans un lit. Ou que ça se passe dans l’arrière d’un théâtre. Vous regardez « Au divan japonais » de Vuillard : on ne sait pas exactement ce que ça représente.

Quand on voit « La mère et la sœur » dans un appartement, est-ce que c’est le frôlement de deux êtres ? Est-ce que c’est une dispute ? C’est un art qui accentue le caractère ambigu des relations humaines, et dans ce sens très symboliste.

-Y a-t-il une relation entre l’intuitionnisme de Bergson, l’exploration de la conscience  et l’art nabi ?

G.C. Les Nabis allaient écouter les cours de Bergson. Son traité Matière et mémoire date de 1895.

Et vous avez qu’il y a des idées dans l’air. Par exemple, Le Musée des Beaux-Arts présente une exposition des photographies de Duane Michael en ce moment. Il me disait, comme un grand nombre d’artistes: « On me dit : vous avez été influencé par tel tableau – mais c’est un tableau que je ne connais pas. Effectivement, une fois que je les vois, je m’aperçois que nous avons fait la même chose. Ce qui est intéressant, c’est que le cheminement par lequel j’arrive à une situation plastique à peu près équivalente à celle d’un autre artiste que je ne connais pas… », donc il y a des idées dans l’air.

Et c’est vrai que dans les années 1890, ce sont des années au cours desquelles beaucoup d’idées nouvelles se sont développées… On n’a pas utilisé le mot postmoderne, on n’a pas utilisé le mot posthistoire à l’époque, mais il y a une espèce de pensée postmoderne qui commence à apparaître à cette époque-là. Ce que j’avais essayé de dire dans l’exposition symboliste, c’est que les symbolistes ont eu l’intuition des catastrophes qui allaient avoir lieu au vingtième siècle : des destructions massives, l’Holocauste etc. Je parle des symbolistes noirs (surtout allemands, autrichiens) comme Klimt, Franz von Stuck, le Norvégien Munch…

-Les Allemands « broient du noir » ?

G.C. Ce que j’espère de montrer dans cette exposition, c’est une espèce de retenue, de décence chez les Nabis, qui, dans le fond, n’est pas très moderne et qui ne va pas dans le sens de ce que va devenir l’expressionnisme allemand, par exemple.

-Dans quel type de milieu est-ce qu’ils évoluent?

G.C. Ils sont connus dans le milieu des arts parisien : même dans leur jeunesse on parle d’eux parce qu’ils font des décors de théâtre et beaucoup de gens vont voir ces pièces de théâtre d’avant-garde, et puis, ils travaillent à la Revue Blanche. C’était la grande revue intellectuelle.

Combien de gens la lisaient? Deux mille personnes. C’est là où les Nabis ont connu des critiques comme Félix Fénéon, et Fénéon est un peu le porteur des valises des anarchistes qui mettent des bombes à l’assemblée, qui essaient d’assassiner le président de la République… (le président Sadi Carnot, assassiné en 1894 par l’anarchiste Caserio) Les Nabis peuvent être proches de personnes qui sont aux extrêmes de la politique. À la Revue Blanche, ils croisent aussi des musiciens qui montent, comme Claude Debussy.

Un lien entre les Nabis et la création d’aujourd’hui est qu’un grand nombre de jeunes créateurs s’intéressent à l’interaction des art : à la vidéo, au cinéma, à la performance, au théâtre : ce n’est plus du tout l’artiste abstrait devant sa toile, pour qui « le théâtre, c’est du lierre », la musique, c’est un art inférieur, etc. Aujourd’hui, comme à l’époque des Nabis, un grand nombre d’artistes acceptent de participer dans des expériences de ballet, de théâtre…   Dans cette attitude intellectuelle, ils sont très proches de nous.

Dans les expositions à venir, un des axes majeurs sera de faire dialoguer les arts plastiques avec les autres arts. L’interdisciplinarité est une chose qui m’a toujours intéressé.

LA RÉVOLUTION DE VELOURS DES NABIS

Aux sources de l’art moderne et de l’abstraction

Les incontournables pionniers nabis

Par André Seleanu

Notes sur l’exposition Le Temps des Nabis tenue pendant l’automne de 1998 au Musée des Beaux-Arts de Montréal

La valorisation absolue de la forme chez les symbolistes et les peintres nabis permet une libération absolue de cette forme qui est en train de devenir indépendante des objets, de la nature, des visages, de la société. Lorsque toute représentation formelle peut avoir une valeur symbolique et émotive, elle devient un langage: il est possible d’envisager que la couleur et la ligne prennent une vitalité indépendante du contenu figuratif des images. Les styles sont donc libres d’évoluer plus rapidement vers l’abstraction.

Ces peintres étaient conscients de leur importance dans l’évolution de l’art. Nabi signifie prophète en hébreu, car les peintres Nabis se voulaient prophètes d’un nouvel art. L’art de Bonnard, Vuillard, Valotton, Denis, Sérusier, Verkade annonce les Fauves, l’expressionnisme – et même son évolution abstraite après la Deuxième guerre mondiale –ainsi que le surréalisme via la filiation symboliste, il annonce le tachisme.

Le cheval monochrome de Vuillard annonce celui de Kandinsky, les rêveries hors du temps de Maurice Denis nous font penser à Dali et à Magritte, les contours “cruels” des paysages “froids” et précis de Valotton prophétisaient à cinquante ans près l’hyperréalisme. Matisse, dans la première moitié du vingtième siècle, en proposant un univers pictural à deux dimensions avec ses arabesques et ses à-plats de couleur, ses portraits féminins en raccourci et l’intérêt pour la subtile poésie de certains intérieurs bourgeois, pousse plus loin des recherches stylistiques et des thématiques aimées par les Nabis.

Les Nabis ont créé leur propre sobriquet, alors que les noms d’autres courants tels le l’impressionnisme, le cubisme, le fauvisme furent collés à des nouvelles tendances par des journalistes artistiques.

Dans les années 1890, l’impressionnisme de Monet, Renoir et Degas coexiste avec le pointillisme de Seurat et de Signac. Le pointillisme formalise les leçons de couleur de l’impressionnisme. Les tendances interagissent: les Nabis réalisent une synthèse entre les tons clairs de la palette impressionniste, les thèmes symbolistes, ainsi que des techniques développées par Vincent van Gogh, Paul Gauguin et leurs compagnons. (de l’école de Pont-Aven, entre autres milieux)

Van Gogh avait introduit la technique des contours cloisonnés (noircis), alors que Gauguin avait inventé le synthétisme: les images peintes d’après mémoire en couleurs primaires, intenses; et non pas d’après nature: la démarche qui constituait la manière de travailer impressionniste.

“Vêtir l’idée d’une forme sensible”

Les Nabis collaborent à la Revue blanche, point de mire des années ’90 des tendances artistiques et littéraires d’avant-garde; ils subissent l’influence du symbolisme littéraire, incarné surtout par Stéphane Mallarmé. Dans Le Figaro du 18 septembre 1886, le poète Jean Moréas désigne le symbolisme comme la tendance dominante de l’art de son époque. Sa formule vaut autant en peinture qu’en poésie; elle proclame “vêtir l’idée d’une forme sensible”. La Revue Blanche et d’autres revues témoignent de l’interaction croissante entre les arts plastiques et la littérature. Pour Mallarmé, cité par Édmond de Goncourt dans son journal, “un poème doit être regardé comme un mystère dont le lecteur doit chercher la clef”.

À l’image des poètes symbolistes, les Nabis évoluent dans l’espace raréfié et précieux du symbole, de l’art pur aux références tout au plus indirectes à la vie sociale – à l’exception de Félix Valotton qui dépeint et dénonce les inégalités de la société française, l’hypocrisie et la répression policière.

La libération de la forme

La valorisation de la forme chez les Symbolistes et les peintres nabis permet une libération de cette forme, en train de devenir indépendante du contenu pictural ou même littéraire. Lorsque toute représentation peut avoir une valeur symbolique ou émotive, l’on peut envisager que la couleur et la ligne acquièrent une vitalité indépendante du contenu figuratif de l’image. Les styles sont libres d’évoluer plus rapidement vers l’abstraction.

Qu’ils en soient conscients ou non, les Nabis travaillent à “l’abolition de la troisième dimension” dans l’espace pictural. Maurice Denis écrivait: “Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs, en un certain ordre assemblées”.

Les Nabis accomplissaient “une révolution de velours” à leur manière parisienne et mondaine. En se détournant du social, ils ouvraient la voie au fauvisme, au cubisme et à d’autres courants qui ont changé la peinture.

Ils conservent beaucoup de la technique impressionniste. Leur couleurs restent fortes et claires, de luminosité égale, portant un coup de grâce au modelé des volumes: avec eux toute réminiscence des vieilles techniques disparaît dans la peinture d’avant-garde. L’art nabi – mine de rien – est complexe: il contient des éléments impressionnistes, pointillistes et des à-plats de couleurs, selon les techniques de Van Gogh et de Gauguin. Les Nabis se veulent en réaction contre l’impressionnisme, tout en assimilant néanmoins ses techniques.

L’historien de l’art Arnold Hauser, qui écrivait dans une optique marxiste et sociologique, contraste les compromis nabis et symbolistes, avec un vrai mouvement de rupture, qui est celui du dadaïsme. “Le XIXème siècle recherche toujours l’équilibre entre l’ancien et le nouveau, entre les formes traditionnelles et la spontanéité de l’individu… Le dadaïsme exige la destruction totale des moyens d’expression courants et épuisés”. (1)

Révolutionnaires dans la forme, les Nabis choisissent pourtant des thèmes conservateurs pour leurs œuvres. Les arabesques érotiques de Ranson le rangent parmi les représentants de l’Art nouveau. Félix Valotton crée des visions peu joyeuses de la femme, au diapason d’ un misogynisme assez répandu au début du vingtième siècle, avec une pointe pornographique – froide et ironique. Les images de Vuillard semblent proches de l’intuitionnisme de Bergson et des analyses sur le passage du temps de Marcel Proust. Un mystère règne entre les êtres de Vuillard. Ils préfère les scènes intimes aux paysages. Vuillard, qui dans les années 1890 avait l’intention “de remplacer l’espace, la lumière et la forme” par la couleur (2), revient après 1910 comme virtuose de l’espace perspectif. Âprement critiqué pour sa démission de l’avant-garde, Vuillard développe pourtant son don de “l’harmonisation immédiate, instinctive” – du lien subtil entre le personnage et l’atmosphère.

L’Hollandais Jan Verkade, qui en 1902 prenait les ordres comme moine bénédictin au monastère allemend de Beuron, Maurice Denis et Paul Sérusier – ce dernier qui participe à la fois à l’École de Pont-Aven formée autour de Paul Gauguin, ainsi qu’au mouvement nabi – étudièrent des aspects formels et mystiques du chromatisme pictural, en les inscrivant dans une perspective sacrée et religieuse. Ils l’ont fait d’une manière plus mathématique et quantitative que Wassily Kandinsky dont la réputation reste plus grande, et dont le traité Du Spirituel dans l’art est devenu un livre canonique pour l’étude des fondements théoriques de l’art moderne.

Sérusier, dans son livre L’ABC de la peinture (1921), décèle quelque chose de surnaturel dans l’harmonie des couleurs et de la forme. Le formalisme mystique est exprimé par lui de manière mathématique. Il écrit: “la peinture est un effort de découvrir une langue universelle fondée sur la science des nombres, particulièrement celle des nombres simples. À travers les formes, les nombres et les couleurs, les peintres expriment “la logique harmonique de Dieu”. Le catholique pratiquant et ostentatoire Maurice Denis, écrivait égalment : “Une beauté surnaturelle surgit des relations entre les lignes et les couleurs. Il s’agit du charme de la note parfaite, de la gloire de l’immobile. (…) Une invincible bauté spirituelle correspond à la perfection du décor: des relations merveilleuses représentent le signe d’une vérité qui vient d’En Haut.”(…) (3) Ce qu’il faut retenir, c’est que la religion catholique et l’art moderne dans sa forme la plus intellectuelle et éthérée font bon ménage dans le monde spirituel des peintres nabis – et bons amis – Sérusier et Verkade. Être croyant, pour eux, c’est l’opposé de souscrire à l’obscurantisme fanatique de la foi…qui semble de rigueur de nos jours dans le message répété par les Islamistes et les Chrétiens évangéliques fondamentalistes.

Ayant opté pour l’art religieux, Denis maintient des relations étroites avec l’Église catholique, et sa peinture se trouve à la base du renouvellement de l’art religieux en Europe. Il réalise des tableaux et des fresques d’église à la gloire de Jeanne d’Arc et, en 1931, il obtient la commission de peindre le grand décor du Bureau international du travail à Genève, sur le thème du Christ ouvrier. Cet ancien Nabi et Symboliste se proclame “néo-traditionaliste” et dans les années vingt et trente prône un art chrétien du “juste milieu”, entre l’art traditionnel et les techniques de l’art moderne mises au point, explorées au tournant du vingtième siècle par les Nabis. Mais la synthèse élégante – mondaine même et si parisienne– des découvertes de Van Gogh et de Gauguin avec le pointillisme et l’atmosphère impressionniste dans l’esprit ineffable et abstrait de la poésie symboliste de Mallarmé – entre autres- à marqué un point de non-retour dans l’évolution de l’art européen. Connus, mais toujours un peu négligés par l’histoire, les Nabis restent d’incontournables pionniers.

Références

Arnold Hauser Histoire sociale de l’art et de la littérature SFIED – Arguments critiques, Paris 1982 p. 175

Marcel Giry Les Fauves Idées et calendes, Neufchâtel 1982, p. 28

Jan Bank et Maarten van Buren The Age of Bourgeois Culture Palgrave Macmillan 2005 p. 192