De Sao Paolo à New York: l’aventure d’une pensée photographique. …quelque part entre Disney et Einstein.
Le portrait resplendissant de Marlène Dietrich composé de ce qui paraît être une infinité de petits diamants, Elisabeth Taylor « peinte » avec la même matière précieuse, la furieuse Méduse de l’antiquité couronnée de spaghettis disposés sur une assiette blanche dans Medusa marinara (1998) , une cathédrale baroque d’Espagne peinte en crème chocolatée, d’attendrissants gamins d’une plage antillaise représentés par une fine poussière de sucre : ces images de Vik Muniz naviguent entre la culture générale, les souvenirs de voyage et l’imaginaire du Pop Art. Il amuse, parfois il émerveille le spectateur en créant des images dans les médiums les plus inattendus. Que penser de son Frankenstein composé de graines de caviar ? À l’aide d’une avionnette et de sa fine poussière d’échappement, Muniz dessine un nuage déluré sur le bleu du ciel. Autant qu’il nous amuse, Vik Muniz se divertit aussi grâce à son extraordinaire gamme de moyens artistiques, qui passe du modeste fil textile à l’art « gravé » dans le ciel par avionnette, à un coût parfois considérable.
Ce Brésilien, qui, en quelque sorte, s’est proposé de « conquérir » l’exigeant monde artistique new-yorkais, est le concepteur de cette manière de « généraliser » les matériaux de représentation visuelle, en tant que moyens de dessin, en photographiant les images dessinées : l’image est produite en utilisant la sauce tomate, la marmelade, des nuages artificiels, des figurines en coton qui représentent des nuages. Il s’agit de jeux de formes et médiums, fixés sur pellicule.
Peindre avec de la confiture
Sa démarche s’inscrit dans la tendance profonde de l’actualité d’élargir la gamme de moyens techniques au service de l’art contemporain : cet art qui prétend souvent se confondre à la « vie ». Grâce à Vik Muniz, la sauce tomate acquiert son droit d’entrée au musée. Muniz a déjà ses imitateurs dont il est fier. En 2001, l’artiste américain Duane Michaels réalisait en effet l’image d’un dollar, en utilisant ses propres pellicules capillaires.
Un seul médium
Néanmoins, Vik Muniz se sert d’un seul, d’un unique médium, la photo argentique à base chimique – par contraste à la photo numérique très à la mode – afin de représenter ses propres œuvres dans leur diversité ahurissante de matériaux. Cette paradoxale unité dans la diversité nous fait penser par inadvertance à une devise de la République américaine : et pluribus unum. (de plusieurs, un seul) L’œuvre de Vik Muniz n’est pas multimédia, mais pour ainsi dire intermédia… entre les médias. Il prend des clichés argentiques de grandes dimensions – originaux dont l’élaboration photographique est particulièrement coûteuse – en fixant sur papier photographique l’image d’œuvres qui comportent des diamants, du sucre, des matières culinaires, des jouets, des nuages artificiels dans le ciel, des traces d’excavations dans le désert péruvien de Nazca…
L’œuvre de Vik Muniz présenté dans la rétrospective organisée par notre Musée d’Art Contemporain est en effet constituée de séries de photos de grand format, articulées d’une part sur des thématiques diverses (Monades, Individus, Images de nuages…), mais également autour du matériau artistique qui sera pris en cliché par le photographe : Images d’encre, Images de poussière, Enfants de sucre…
Tromper l’œil…
Vik Muniz est un praticien impénitent du trompe l’œil, il le confesse : ses textures semblent se conformer à une expression de Jean-Luc Godard : « seulement une image, mais une image juste ». L’artiste se place dans une vision de l’art en tant que mimétisme et illusion explorée par l’historien de l’art Ernst Gombrich, dans L’Art et l’illusion.
Les clichés de Muniz interpellent sans cesse les mécanismes psychiques de la représentation, la manière de l’esprit humain de fonctionner par analogie, l’aptitude inscrite dans le cerveau de repérer des formes archétype déclanchées par des signes. Dans la tradition d’un Escher d’introduire l’illusion optique dans la lecture d’images ambiguës, dans celle des peintres pointillistes qui questionnent la perception des aires chromatiques, Muniz entreprend une forme de recherche visuelle sur la richesse, la diversité des pratiques trompe l’œil. Lorsque Muniz nous offre des photos de dessins qui ressemblent à des photos (série Le meilleur de Life), sa dextérité est à son comble.
Le pointillisme fascine Muniz. À l’aide de petits fragments de papier de magazine, il trace le portrait d’un souriant actuel président du Brésil, Ignacio Lula da Silva – image ensuite photographiée : c’est du Muniz ! L’artiste nous offre des photos de ses propres collages qui reproduisent des tableaux célèbres : entre autres, des visions du peintre allemand Gerhardt Richter, considéré comme l’un des pionniers de la peinture actuelle, ou encore des Nymphéas de Monet, populaires « icônes »d’un répertoire très connu. Curieusement, les photos de ces Nymphéas constitués de petits éléments circulaires produisent, grâce à leur chromatisme, une sensation troublante chez le spectateur. Il y a un côté magicien chez Muniz , qui confère une joyeuse vitalité à une rhétorique visuelle qui, sans cet élan, aurait pu être sèche ou académique. Cette mystérieuse énergie transfigure la plupart des images d’un art que l’on peut aussi voir comme référentiel et dérivé.
Samba autour de l’aura
La grande affaire qui nous permet d’envisager l’œuvre de Muniz sous un angle que lui-même propose, c’est la notion d’aura. Celle-ci est étroitement liée à la notion de l’originalité de l’œuvre artistique.
Dans sa pétillante autobiographie « Reflex A Vik Muniz Primer », l’artiste décrit sa carrière de self-made man brésilien qui atteint la célébrité à New York. Le livre comporte également beaucoup d’éléments théoriques qui éclaircissent le cheminement esthétique de Vik Muniz. L’artiste, qui a travaillé à Sao Paolo dans le milieu publicitaire, exprime un profond scepticisme devant l’originalité de l’œuvre d’art. Muniz nous renseigne que le milieu publicitaire n’accepte que styles et techniques déjà testés dans le milieu artistique. Son argumentaire contre l’originalité de l’œuvre d’art a beaucoup de piquant, il est rythmé, mais il n’est pas particulièrement serré. « J’ai toujours cru que l’individualité est plus importante que l’originalité dans l’art ». (1) Cela a à voir avec l’observation que l’on reprend des idées déjà existantes. Justement, ceci contient une partie de l’humour : l’argument n’est pas original, car beaucoup d’autres voix de notre temps se lèvent dans le sens prôné par Muniz.
En compagnie du philosophe Jean Baudrillart, Muniz associe l’originalité de l’œuvre d’art à son aura, célèbre concept emprunté aux écrits du critique littéraire allemand Walter Benjamin. S’appuyant sur Baudrillart, Muniz argumente de manière prescriptive que l’aura de l’objet artistique n’est plus d’actualité. « L’aspect unique de l’œuvre d’art, sa rareté ont été absorbés par le système de valeurs créé par le monde de l’art ».(2) L’aura de l’original serait une sorte de leurre. Ce raisonnement favorise opportunément la photo et la sérialité où Muniz excelle. Évidemment, nous renseigne Muniz, l’avantage de la photo est aussi sa multiplication facile.
Si Muniz faisait de la photo numérique, son argumentaire serait moins problématique, plus cohérent avec l’œuvre. Mais il nous propose de dispendieux tirages argentiques, qui en tant que photos ne nous laissent pas sans frisson. Sa Joconde en beurre d’arachides et marmelade, son Radeau de la méduse (d’après Géricault) en sauce au chocolat, possèdent leur aura, non pas en tant qu’excellentes reproductions sans originalité, mais comme photo argentique d’un humour espiègle et jubilatoire. Les séries de Muniz semblent rythmées par des cadences tropicales, peut-être des sambas. Un humour, une ironie triste relie les thèmes : Frankenstein, Marlène Dietrich, les enfants démunis des pêcheurs antillais, les Nymphéas de Monet. Sans doute la photo dans la vision de Muniz possède son aura, à l’encontre de ses théories, ce qui rend son œuvre intéressante.
Il nargue le spectateur, avec qui il argumente gentiment ; l’artiste discute et plaisante avec soi-même, ceci dans une forme de musicalité visuelle. Américain d’adoption, Muniz reste Brésilien de tempérament. Ses distances subtiles envers l’orthodoxie du moment, devant laquelle il semble pourtant s’incliner, l’inscrivent subtilement dans le bricolage du signe, dans les stratégies périphériques, dans la décontextualisation active des stratégies des signes propagées par les métropoles culturelles (3), dans une appropriation différente de ces signes.
Pionniers de l’art conceptuel
D’un point de vue nord-américain, Vik Muniz se place aussi dans la tradition établie par les pionniers de l’art conceptuel brésilien des années soixante et soixante-dix, Hector Oiticica, Lygia Clark et Cildo Meireles. Inscrit dans un Brésil d’inégalités sociales, l’art conceptuel constitue pour ces artistes une critique sociale et une stratégie existentielle.(4) La particularité de cet art est aussi qu’il doit susciter une participation chez le spectateur : corporelle, tactile, olfactive. Les matières sensuelles photographiées par Muniz, sucre, chocolat, confiture, beurre d’arachides peuvent être envisagées dans cette tradition. Muniz prolonge la critique sociale vigoureuse d’une manière claire, pour celui qui s’attarde à regarder ses photos, dans ses images en sucre de canne en poudre d’enfants démunis des Antilles, dans les images composées d’effarants rebuts consuméristes – prise de position carrément écologique. D’autres y verront une récupération de thèmes de critique sociale par le milieu artistique.
Pensée du fragmentaire et du continu
À travers une œuvre qui souligne la nature à la fois discrète, fragmentaire, mais en même temps continue de la réalité, Vik Muniz propose une vraie pensée visuelle originale. Il a une façon optique de suggérer des notions philosophiques. Il fait davantage que de d’illustrer des concepts populaires, tels que la territorialité ou le nomadisme. Bien que son unique médium soit la photo argentique (de développement chimique) l’objet du discours est l’image numérique, celle qui nous guette sur l’écran de notre microordinateur. Elle est composée d’unités discrètes appelées pixels, qui surgissent de l’univers électronique.
Dans sa série intitulée Monadologie , ainsi que dans la série Images de couleurs , et ailleurs dans son œuvre, Muniz illustre ( avec rythme et gaieté) une vision d’une réalité composée de minuscules éléments semblables. Dans cette vision pointilliste et rigoureuse, l’on peut lire une unique substance à la base de la réalité.
Gottfried Wilhelm Leibniz, philosophe allemand auquel Muniz se réfère explicitement à travers le titre Monadologie, proposait au dix-septième siècle un monde composé de points minuscules isolés les uns des autres, étanches, doués d’une forme d’âme. Par contre, Spinoza, son contemporain, concevait une substance unique incluant Dieu et le monde. Grâce à la structure analytique, discrète de son œuvre visuelle, Muniz nous invite à réfléchir sur ces théories centrales de la pensée européenne, de faire des corrélations avec le monde actuel, version réelle ou numérique. Dans son Soldat composé de jouets (2003) qui fait partie de Monadologie , collage de jouets en plastique constituant l’image d’un soldat, Muniz suggère l’idée de construction à la fois homogène et hétérogène, qui va au cœur des notions de l’art contemporain.
Muniz crée une œuvre paradoxale, à la fois consciemment dépourvue d’originalité, et tout à fait originale dans sa manière passionnante de manier des idées difficiles. Son exacerbation du paradoxe entre la matière sensuelle de la photo argentique et l’idée d’un monde constitué de pixels – clin d’œil aux monades de Leibniz – place Muniz entre l’univers ludique et rythmé du Brésil et l’intellectualisme d’un monde complexe, contemporain, américain. Vik Muniz s’inscrit dans la vison qui privilégie l’expression photographique, en apparence éphémère, dont la longévité (sans doute, dans la conception de Muniz), dépasse parfois celle des objets représentés par la photo.
Références :
- Vik Muniz – Reflex A Vik Muniz Primer Aperture Foundation New York 2005 p.90
- Ibidem – p.92
- Eduardo Mosquera Contemporary Art Criticism from Latin America, MIT Press 1996 p.12
- In Edward J. Sullivan, éditeur. Latin American Art in the Twentieth Century Ivo Mezquita –Brazil Phaidon, Londres, 2000 p.233
NOTE BIOGRAPHIQUE
Né à São Paolo en 1961, Vik Muniz s’installe aux Etats-Unis en 1984, s’établisant à New York. Muniz fait l’objet d’expositions individuelles et collectives sur la scène internationale depuis 1989, dont celles que lui ont consacrés le International Center for Photography, à New York, en 1998 ; le Museu de Arte Moderna, à São Paolo, le Museu de Arte Moderna, à Rio de janeiro, et le Whitney Museum of American Art, à New York, en 2001, la Fundació Joan Miró, à Barcelone, et la Menil Collection, à Houston en 2002 ; le Centro Gallego de Arte Contemporanea, à Saint-jean-de-Compostelle, et le Museo d’Arte Contemporanea de Rome en 2003 et le Irish Museum of Contemporary Art, à Dublin en 2004. Muniz représente le Brésil à la 49ème Biennale de Venise en 2001.
ANDRÉ SELEANU
Vik Muniz
Réflexe
Du 4 octobre au 6 janvier 2007-11-09
Au Musée d’Art Contemporain de Montréal