Jumbo spoons and big cake
Entre l’humour et le cauchemar
Une vision post dada de l’histoire culturelle
Jumbo Spoons and Big Cake évoque un monde de rêves culturels et d’idéologies chancelantes, sur des notes d’une mélancolie ironique et détachée, mais l’on soupçonne dans le discours de l’installation un brin de nostalgie élégiaque. C’est d’utopies déchues, dissipées, qu’il s’agit, mais il est curieux comment Thomas Hirschhorn, qui se déclare engagé à gauche, met au même diapason Mao, Nietzsche, Rosa Luxemburg, l’équipe de football américain Chicago Bulls… et les montres suisses Rolex. Dans cette œuvre, le message n’est pas unitaire. En fait, l’artiste suisse semble frayer avec une sorte d’inconscient collectif post-moderne. Il semble aussi y avoir un lacérant questionnement sur l’engagement social et sur l’activisme politique, ayant comme arrière-plan l’image d’un grand gâteau, métaphore de la dévorante globalisation tous azimuts…

Le Musée d’Art Contemporain de Montréal, vient d’acquérir Jumbo Spoons and Big Cake, considéré comme une œuvre majeure de Hirschhorn, artiste suisse résidant à Paris, familier des circuits de l’art international. L’installation a d’abord été présentée en 2000 au Chicago Art Institute, et par la suite, en 2005, elle a fait partie de l’exposition Dyonisiac, organisée par le Musée d’Art Moderne – Centre Georges Pompidou à Paris.
Grâce à des raccourcis visuels facilités par une multiplicité de techniques d’assemblage et de bricolage, grâce aussi aux allusions à l’objet pop ou « ready-made », Hirschhorn explore des strates de l’imaginaire intellectuel de l’Occident actuel. Sa pensée plastique est débordante d’énergie ; néanmoins dans le cadre de celle-ci, l’on détecte une note dépressive. Mais la patrie esthétique de Hirschhorn ne reste-elle en fin de compte une Europe centrale de filiation baroque ; et cette Europe n’oscille-t-elle pas dans ses emportements artistiques, entre le désespoir existentiel et la joie dans l’ornementation ? Et ce n’est pas médire de l’œuvre, que de dire qu’elle peut parfois friser le kitch. Il y a également une joie « de la matière » dans le travail de Hirschhorn. Il possède, au-delà de la prolixité rhétorique de ses installations, une jubilation innovatrice d’articuler une pensée visuelle, comme d’ailleurs le fait le New Yorkais Vik Muniz, l’autre artiste dont l’œuvre est représentée en forme d’une rétrospective par le Musée d’Art Contemporai
n.
Le cachet particulier de Hirschhorn, c’est une esthétique de l’excès : il se réjouit dans l’accumulation des objets, « c’est un artiste qui développe un travail fait de grapillage et de récupérations multiples, une

sorte de glanage visuel ».(1) Ses installations hypersaturées peuvent intimider par leur excès, mais elles peuvent aussi fonctionner à l’image d’un goût, d’une saveur que l’on apprend à apprécier à force de la fréquenter. L’effet d’excès est réalisé à l’aide de matériaux réputés « pauvres », qui semblent tirés d’un entrepôt imaginaire de vieilleries, ou encore empruntés à l’arsenal de l’arte povera : débordement de petits miroirs collés au « gâteau » en carton – comme pour conjurer le mauvais sort – feuilles d’aluminium, scotch, chaînes, carton, emballage plastique, un effarante prolifération de livres… Le critique d’art montréalais Henry Lehman note « l’extrême précision » que Hirschhorn déploie dans le bricolage des matériaux.
Le gâteau de la mondialisation

En faisant le tour de l’installation, l’on sent comme un élan de l’artiste qui semble conduire nos sentiments entre la blague et le cauchemar. Au centre de la salle, le « gâteau » d’anniversaire de la mondialisation, forgé en carton, est embelli de miroirs et de moniteurs vidéo qui projettent des images de guerre, de famine, ainsi que des émissions gastronomiques télévisées. Des pages de journaux, de magazines et des feuilles volantes attachées cependant par des chaînes métalliques au « gâteau », nous permettent de voir des articles et des statistiques traitant des disparités de revenu entre les riches et les pauvres de la planète.
Douze grandes cuillères rouges en plastique que l’artiste assimile à autant « d’utopies » dissipées, rappellent d’anciens bibelots ou souvenirs de voyage. L’impression générale créée par l’installation est celle d’une brillance bizarre générée par la profusion de clinquant, de feuilles et de revêtement d’aluminium ou d’argent.
Mao et Rolex

Les utopies dont nous parle Hirschhorn incluent l’héritage de Mao, les personnage de Nietzsche et de Rosa Luxemburg, le modernisme symbolisé par l’architecte Mies Van der Rohe, le système politique mis en place par la République de Venise, mais également « le mythe de la mode », la montre Rolex et le revolver de fabrication suisse… Nous nous sentons débordés par une profusion de livres traitant de tous ces sujets, faisant partie de l’installation.
La réflexion par association d’idées que prône Hirschhorn, a-t-elle été déclanchée à la rigueur par l’image de la « mort de l’utopie à la fin du vingtième siècle », pierre angulaire de la pensée du philosophe post-moderne Jean-François Lyotard ? Si c’est le cas, Hirschhorn, artiste de l’installation, est en train d’étendre, de généraliser le concept d’utopie de manière spectaculaire, surprenante, ce qui à notre avis relativise du même coup le dramatisme de la pensée de Lyotard, qui a marqué la fin du vingtième siècle.

Du côté esthétique, Hirshchorn semble faire un clin d’œil à ses prédécesseurs, les artistes dadaïstes. Il ne faut pas oublier que le dadaïsme fut fondé à Zurich, dans la patrie de l’artiste. L’on peut donc envisager son installation non seulement comme néo-baroque, mais aussi comme adoptant un style néo-dada. Dans l’ostentation hétérogène de l’oeuvre, il y a une espèce de message de bienvenue au refus de tout système, à la pensée ouverte…
Nous nous retrouvons dans un domaine limitrophe entre l’art conceptuel, la poésie et l’humour. L’art ironique – ou l’humour – réside dans le changement constant de registre culturel, dans le foisonnement des images, loin de cette élégance racée de l’art conceptuel coutumier, qui fait un peu fi de la matière.
L’art n’est pas contrôlable…
« Hirschhorn crée des collages en trois dimensions, pratique associée historiquement au dadaïstes berlinois et aux constructivistes russes. L’artiste affirme l’échec du modernisme des débuts, en critiquant la cohérence de l’optimisme de ses adeptes »(2) Susan Snodgrass, écrivant dans Art in America, associe Hirschhorn à une « antiesthétique », ou encore à une « esthétique scolaire ». À son tour, Hirschhorn, rompu au discours qui soutient l’art aujourd’hui, sait comment attiser le débat autour de son œuvre. « L’art n’est pas contrôlable » (3), affirme-t-il pour en justifier les débordements esthétiques. La sémantique complexe des installations de Hirschhorn peut être parfaitement envisagée à la fois dans le contexte d’un style baroque autrichien – on peut aussi penser à la prose apocalyptique et prophétique d’un Karl Kraus – ou dans le sillage de la fausse naïveté d’un prosateur « outsider », tel que le nouvelliste suisse Robert Walser, ou encore en filiation avec cet art informel « outsider » mais salué par la critique, tel que celui du peintre Adolf Wölfli, ancien patient d’un asile bernois. Hirschhorn semble à travers son œuvre simuler une ambiguïté – déconcertante mais intéressante – entre une distance dépressive qu’il prend par rapport à sa propre création, et un engagement politique contestataire marqué par une certaine tristesse. Quand Hirschhorn nous évoque « l’utopie de la mode » ou des armes à feu, on a quand même envie de sourire… Nietzsche, Rolex, et placée à côté de ces moments culturels, « l’utopie de la mode » ? Voyons. Hirschhorn semble nous offrir un lien transversal, rhizomique, à travers la mentalité consumériste – disons aussi peut-être une image instantanée de l’imaginaire d’un intellectuel urbain – qui combine sur pied d’égalité histoire culturelle, mode et consommation vestimentaire.

La force de cette œuvre est celle de savoir tirer partie de l’abondance visuelle, en façonnant un message ouvert appuyé sur le paradoxe des éléments contrastants, qui doit beaucoup à l’héritage de l’imaginaire visuel, voire émotif, du baroque. Cette rêverie que l’œuvre inspire est susceptible de s’arrêter sur des questions et de déclancher des réponses dans le domaine du social et du politique. À notre époque dont l’art est parfois décrit comme étant dans un état de flux prononcé, nous constatons, d’un côté une multiplicité de revendications et d’identités sexuelles ou sociales, et d’autre part, la domination d’un économisme intransigeant. Il en résulte une grande tension. Hirschhorn interpelle ceux, qui en manque « d’utopie », veulent s’attarder et méditer sur ces discordes et sur les constructions culturelles du passé européen, récent ou éloigné, qui les sous-tendent.
Références
- David Rabouin dans Hirschorn « Le Deleuze Monument » Magazine littéraire, Paris, février 2002, p.41.
- Susan Snodgrass, in Art in America, Thomas Hirschhorn From the Rubbish Heap of History, janvier 2000.
- magasin-caac.org back
Note biographique
Thomas Hirschhorn
Thomas Hirschhorn est né en Suisse en 1957. Après des études de graphisme à Zurich, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, il s’installe à Paris et fréquente le collectif Grapus. Il n’exercera jamais la profession de designer graphique, préférant la liberté créatrice aux concessions imposées par les exigences des clients. Son engagement à conjuguer l’art et la vie, l’expression artistique et l’activisme politique, l’incite à recourir à des matériaux d’emballage et de récupération « pauvres ». Hirschhorn rêve d’un art « qui peut, qui doit transformer la vie ». L’artiste voue à certains philosophes une vive admiration qu’il traduit par l’élaboration de Monuments , que certains considèrent comme des « antimonuments », des installations qui remettent en question le concept traditionnel de monument, dont le Spinoza Monument (1999) et le Deleuze Monument (2000), le Bataille Monument (2002) présenté à la Documenta de Kassel. Ces œuvres relationnelles demandent une étroite « complicité » de leur public.
Représentant de la Suisse à la Biennale de Venise en 1999, Hirschhorn produit une installation complexe intitulée World Airport. En 2004, dans la banlieue industrielle d’Aubervilliers de la région parisienne, l’artiste suisse crée Le Musée précaire d’Albinet, présentation dans une ambiance populaire d’œuvres de Dali, Duchamp, Le Corbusier, Mondrian, Malevitch, Beuys prêtées par le Centre Georges Pompidou et le Fonds national d’art contemporain.
En 2000, Hirschhorn reçoit le prix Marcel Duchamp de la Fondation Adiaf.
Thomas Hirschorn
Jumbo Spoons and Big Cake
4 octobre 2007 au 6 janvier 2008
Au Musée d’Art Contemporain de Montréal
André Seleanu
