Le Phénomène Peter Doig: La nouvelle vogue du paysage
17 juillet 2008
Les toiles de Peter Doig sont en train de casser tous les records de prix pour les œuvres d’un peintre vivant, sur le marché international de l’art. Pourtant, sa recherche picturale porte sur le paysage, genre plutôt délaissé au profit de tendances conceptuelles ou des figurations néo-expressionnistes.
Marquées par le souvenir d’une jeunesse passée au Canada, l’artiste écossais a choisi de dépeindre une nature féerique et détachée en quelque sorte des tribulations humaines. Doig se place ainsi dans la lignée d’une tradition qui relève à la fois du Groupe des sept et du romantisme britannique. Virtuose des textures, le peintre est tributaire de pratiques stylistiques variées, dont quelques-unes d’origine récente. Dans cette veine, il se vante d’effets de « bad painting » inscrits dans ses peintures. La composition des œuvres se démarque en totalité par une tendance vers l’harmonie chromatique. À travers ses toiles surdimensionnées, l’artiste se range avec un certain understatement dans « la grande tradition » du paysage. Doig se livre à la représentation des mille reflets de l’eau et des subtiles distinctions entre l’air et la surface aquatique. Éloigné du simple réalisme, il traduit en peinture l’intuition d’un ordre et d’une énergie cachée dans la nature : il prend par conséquent des distances face au réalisme photographique et paraît s’inscrire dans une forme d’hallucination et de poétique liée au réalisme magique.
La Tate Gallery de Londres, l’une des rares et influentes institutions qui repèrent, ou encore établissent les orientations en art contemporain, offrait début 2008 une très remarquée rétrospective de mi-carrière à l’œuvre de Doig, dont l’appartenance est d’ailleurs « revendiqué » avec un certain orgueil, à la fois par la Grande Bretagne et par le Canada, pays de son adolescence. L’événement de la Tate Gallery pourrait en fait signaler une reconsidération du genre du paysage, et même de la peinture à l’huile, (car la peinture à l’acrylique domine largement la scène artistique) dans le contexte d’un circuit international de l’art voué aux expressions conceptuelles et à celles de filiation technologique.
Le palmarès des prix
Les œuvres de Doig battent actuellement tous les records de prix pour les créations d’un peintre vivant : ainsi en 2007, son Canot blanc était acheté par un client anonyme russe pour 13,7 millions de dollars, chez Sotheby à Londres. (certains ressortissants fortunés d’une Russie riche en hydrocarbures ont acquis en Europe la notoriété de grands dépensiers) Quelques années auparavant, en 2002, Iron Hill, paysage hivernal de Doig, évoquant une scène des Cantons de l’Est du Québec, dépassait les deux millions de dollars sur le marché londonien. Il n’y a que Gerhard Richter, l’aîné allemand de Doig, dont les oeuvres rivalisent avec de tels prix : par exemple, en 2007, la toile intitulée Deux couples d’amoureux par Richter passait aussi le cap des 13 millions de dollars chez Christie.
Comment expliquer cette surchauffe du marché de l’art ? On possède des repères à ce sujet, mais un diagnostic définitif est difficile à donner. Selon certains spécialistes, la flambée des prix de l’art accompagne la bulle financière et immobilière, qui commençait, elle, à s’effriter dans la deuxième partie de 2007, suite aux déboires du marché immobilier des États-Unis. « Les prix de l’art ont quadruplé depuis 1996 », écrivait en 2007 une lettre londonienne du marché de l’art, « Peter Doig et quelques artistes conceptuels, tels que Damian Hirst ou Michelangelo Pistoletto sont à présent les stars, les grands vendeurs de la scène internationale… Leurs clients risquent d’être des banquiers ayant reçu des primes de performance, et encore des jeunes Russes très fortunés…», de spéculer la publication londonienne quant à l’identité des grands acheteurs. (1)
Une certaine nostalgie du Canada
Ayant développé sa carrière à Londres, Doig se déclare profondément influencé par les paysages du Canada et du Québec de sa jeunesse. Né à Edimbourg en 1962, Doig émigre au Canada en 1966 aux côtés de ses parents, car son père y représentait une maison de commerce écossaise. La famille possède une ferme à Iron Hill, petite localité des alentours du Lac Brome dans les Cantons de l’Est du Québec. La sentiment de l’hiver de l’Estrie est présent dans une toile telle que Iron Hill : une bande très « émotive » de couleur rouille traverse de haut en bas cette image de tendance photo-réaliste. Cette traînée suggère l’abstraction, mais elle s’intègre harmonieusement à l’image et dépasse en quelque sorte la notion d’une composition hybride. Doig a une manière très personnelle de s’avancer vers une synthèse de composantes stylistiques, en laissant pourtant entrevoir leurs points d’origine.
Pour Doig, la vision du paysage canadien émerge à travers le filtre du souvenir. L’effet de mémoire se précise grâce à de différents degrés de netteté de l’image peinte, dans un effet apparentée à celui de la photo. Doig s’explique en relation à la mémoire du paysage de sa jeunesse : « Mes tableaux conservent un air canadien… Je suis conscient que je ne pourrais plus quitter mentalement le Canada, pour ainsi dire, car j’y passé mes années de formation ». (2) Généreusement, Doig reconnaît sa dette formelle envers de nombreux artistes canadiens : le Groupe des Sept, Tom Thomson, David Milne et Patterson Ewen, avec ses vigoureuses textures et empâtements.
Doig porte une admiration particulière à David Milne, artiste de l’Ontario actif au cours de la première moitié du vingtième siècle. « Pour son temps, Milne était innovateur », dit Doig. « J’aime la simplicité extrême de son approche : des collines ou encore des intérieurs de maisons réalisées entièrement en noir : en effet, ce sont presque des négatifs de l’espace ». Les gouaches de Doig et surtout ses scènes de ski en hiver portent le souvenir des recherches de Milne, mais aussi le sens de l’esthétique du vide et du plein, issue de la Chine classique. L’univers de Doig est traversé par un souffle vital.
Doig est parfois décrit en Europe comme un « romantique nordique ». À notre avis, cette description doit être quelque peu raffinée : il se place dans la lignée canadienne de la vision nordique en peinture, dans la tradition du Groupe des Sept, dans celle de Tom Thomson. Certes, leurs démarches trouvent un développement inédit, mais aussi une nouvelle résonance internationale, grâce aux œuvres de Doig.
Le sentiment d’un espace féerique et indompté marque à la fois la vision du Groupe des Sept et l’esthétique de Doig. Dans les images « canadiennes » du peintre, on a l’impression que l’homme est peu présent, mais une curieuse vitalité de la nature se manifeste dans ces toiles. En particulier Le canot blanc semble marqué par une forme d’animisme. Ce tableau peint d’après un cliché du film d’horreur Friday the 13th (Vendredi treize), établit une relation subtile avec le destin de Tom Thomson, artiste lié au Groupe des Sept, grand adepte du canot, noyé au Parc Algonquin en Ontario en 1917. Dans la vision de Doig, la blancheur du canot contraste avec le paradoxal éclat d’une nuit brillante d’été. Doig réussit à brosser une obscurité lumineuse.
La trace des influences stylistiques
La prouesse chromatique caractérise cette peinture. Doig aime la sensation de « se perdre» au milieu des réseaux colorés qu’il trame sur l’étendue de ses toiles. On a affirmé que la blancheur du Canot blanc recèle l’entière gamme chromatique, comme si « Doig peignait toutes les couleurs » en même temps. L’artiste sait créer des effets translucides, de transparence ou d’opacité. La voie lactée (1990) représente, à travers le puissant déploiement de l’espace en bandes horizontales bleu cobalt, traversées de vert granulaire ou réticulé, l’enchantement de la forêt boréale d’une nuit d’été.
Si la nature vierge évoquée par le Groupe des Sept respire un certain optimisme, les images de Doig sont souvent hantées par une anxiété « gothique » et post-moderne. Le paysage devient miroir des anxiétés actuelles. Dans Country Rock , (1996-1997) Doig évoque une face d’aqueduc en béton peinturé d’un arc-en-ciel dans un boisé de banlieue de Toronto : vue intime et légèrement ironique, cette image est éloignée de la mémoire de cette nature héroïque évoquée par le Groupe des Sept.
Dans les toiles de Doig, une synthèse personnelle de styles est presque réalisée, mais les influences stylistiques qui informent sa peinture restent lisibles. Doué d’un prodigieux tour de main, Doig dépasse pourtant le citationnisme. Parfois nommé « le Turner du vingt-et-unième siècle », la matière picturale chez Doig est néanmoins bien plus dense que celle du vaporeux Turner.
Doig évoque plutôt les débordements du vertige coloré, le tourbillonnement des tracés de Samuel Palmer, excentrique britannique du dix-neuvième siècle. En relation aux couleurs reluisantes de Doig, on a aussi fait mention de Gustav Klimt. Un chromatisme à la fois ondoyant et organisé en zones nettement découpées, les textures brillantes, le fini des surfaces retracent l’héritage du maître viennois dans la peinture de l’artiste écossais.
Des photocopies comme modèle…
Afin d’éveiller une certaine émotion liée à la mémoire, Doig peint d’après des images photographiques, et même d’après des photocopies de photos, ou encore des clichés cinématographiques – ce qui lui permet de créer « un écart » existentiel face aux thématiques abordées. Ces techniques font également partie du répertoire de Gerhard Richter. Dans le cas des deux artistes, il s’agit de divers degrés de « brouillage de ressemblance »de l’image au regard du sujet. Alors que Richter aborde souvent la peinture du portrait, Doig « détourne » à son profit la photographie du paysage, en lui conférant une caractéristique étrangeté. Lorsque la forme humaine est présente dans la peinture de Doig, elle est presque toujours générique, spectrale, « gothique » et passablement troublante, au diapason du « réalisme magique » qui traverse l’œuvre de l’artiste écossais.
Vers une nouvelle simplicité de l’image
L’impasse qui guette la peinture de Doig, avec sa complexité technique et ses nombreuses références stylistiques, est celui d’une surcharge visuelle. Il s’agit en effet du danger d’un certain académisme. Récemment, le peintre a renoncé à la thématique « nordique », pour se dédier à la lumière et aux atmosphères tropicales. Il s’est installé à Port-of-Spain, dans l’île de Trinidad. Malgré les tentations des paysages luxuriants, Doig essaie de simplifier ses compositions, d’en réduire le jeu chromatique et celui des formes. Red Boat (2006) représente quelques personnages peu individualisées, vaguement fantomatiques, assis dans un canot en milieu aquatique entouré de palmiers. Le motif canadien du canot réapparaît en plein cadre tropical. Il y a quand même une saisissante harmonie qui se profile à partir des notes dominantes du bleu, du vert et du rouge. Il semble aussi y avoir un récit sur un registre mythique, légendaire. On peut noter que dans ce tableau, comme ailleurs dans ses dernières œuvres, Doig propose une image plus épurée, tout en conservant cette maîtrise très personnelle et caractéristique de la couleur.
Références
(1) Hi, Low and Inbetween Lettre Internet sur le marché international de l’art
http : ∕∕ highlowbetween.blogpost.com ∕ 2007
- Kitty Scott, Adrian Searle,
Catherine Grenier – Peter Doig, monographie, Phaidon, Londres, 2007 p. 113
Expositions en cours de Peter Doig 2008-2009
Tate Britain, Londres du 5 février au 27 avril 2008
Musée d’art moderne de la Ville de Paris
Du 27 mai au 7 septembre 2008-05-13
Schirm Kunsthalle, Francfort
Du 9 octobre au 4 juin 2009
Peter Doig
Note biographique
1962 Naissance de Peter Doig à Édimbourg (Écosse)
1966 La famille Doig émigre au Canada. Le père de Doig est homme d’affaires. La famille possède une ferme à Iron Hill, région du Lac Brome au Québec.
1979 Doig s’établit à Londres. Il étudie la peinture au Wimbledon Art School.
1990 Master of Arts obtenu à la Chelsea School of Art
1990-1991 Doig revient pendant deux ans à Montréal
1994 Il est nominé pour le prix Turner décerné par la Tate Gallery
1995-2000 Doig est trustee , (membre du conseil d’administration) de la Tate Gallery
2001 Rétrospective à la Galerie nationale du Canada
Exposition Doig à la galerie d’art l’Université de la Colombie Britannique
2002 Doig s’établit à Trinidad
2005 Le peintre participe à l’exposition The Triumph of Painting organisée par la galerie Charles Saatchi de Londres, aux côtés des peintres néo-expressionnistes Marlene Dumas, Martin Kippenberger, Hermann Nitsch et Jörg Immendorf. L’événement se propose de revaloriser le statut actuel de la peinture,
2006 Doig participe au Whitney American Art Biennial
2007 Le tableau de Doig intitulé Le Canot blanc est vendu pour 13,7 millions de dollars chez Christie, à Londres.
2008 Retrospective de mi-carrière à la Tate Britain Gallery, Londres
Depuis 2005, Doig est professeur invité à l’École des Beaux-Arts de Düsseldorf
Collections :
Museum of Modern Art, New York
Tate Gallery
National Museum, Liverpool
Centre National Georges Pompidou
Dallas Art Museum