Miles Davis

L’Oiseau extraordinaire
Miles Davis au Musée des Beaux Arts
Du 30 avril au 29 août, 2010

La célébration estivale de Miles Davis, l’un des grands de l’histoire du jazz par le Musée des Beaux-Arts de Montréal, devient aussi l’occasion de présenter quelques beaux tableaux de Jean-Michel Basquiat, héros du New Image Painting new-yorkais des années quatre-vingt, d’une belle sculpture de Niki de Saint-Phalle, ainsi que de quelques jolies et surprenantes œuvres de Miles Davis lui-même.

Champion du cool en jazz, Miles Davis, saxophoniste génial (1926-1991), est admiré non seulement aux États-Unis, mais à travers le monde, et particulièrement en France et à Paris, ville qui lui a offert ses plateaux à la fin des années quarante et au début des années cinquante du vingtième siècle, lorsque le racisme institutionnalisé sévissait pleinement aux Etats-Unis. Montréal recevait Davis triomphalement en 1982, et créait un prix nommé Miles Davis en 1994, pour son Festival du Jazz. Afin de se rendre compte de la renommée de Davis, il suffit peut-être de mentionner qu’une statue lui est même dédiée à Katowice, en Pologne. Créateur d’un son traversé d’une mémorable fraîcheur, évoquant peut-être des chants d’oiseaux d’une manière très stylisée et éthérée, sachant tirer le maximum de profit des ressources inépuisables du Big band, Davis a laissé derrière lui des albums de pérenne actualité, tels que Tutu, We Want Miles et The Man with the Horn. Il s’inspire de toutes les tendances de la musique de son temps, en intégrant de manière organique des tonalités de type électronique, du funk et du blues. Autant l’autre grand jazzman Louis Armstrong est devenu le symbole des sonorités graves du saxophone, Davis (qui d’ailleurs n’était pas vocaliste) jouait sur des registres plutôt aigus, ténor, mezzo-soprano en tant que saxophoniste. Mais le son de Davis reste suprêmement cool, enjoué, évocateur sur des notes que l’on peut nommer ornithologiques.

En fait, avant de visiter l’événement muséal Miles Davis, je me disais : «Une autre exposition d’été pas trop difficile à réaliser… » Eh bien, je me trompais car les photos, les lettres autographiées, les jaquettes d’albums, les vidéos et les œuvres d’art qui ponctuent l’exposition baignent dans un superbe jazz davisien, qui nous accompagne partout, et qui change d’une étape à l’autre du trajet muséal. Brise fraîche de sonorités de coloriste, affriolantes, caressantes au cœur même de cet été parfois humide et étouffant.

SUBTILE DÉMARCHE DERRIDIENNE

Une autre remarque de nature muséologique : accompagnons la démarche derridienne des commissaires, en reconsidérant les marges de l’événement présenté au Musée des Beaux-Arts. Admirons les œuvres d’art visuel présentées, non pas en tant que centre de concentration intellectuelle et esthétique, mais comme cadre, comme marge ou parergon -l’expression est de Jacques Derrida – d’une commémoration du grand jazz du vingtième siècle. Ainsi, il est intéressant de considérer la peinture par exemple, non pas à l’intérieur d’une solennelle méditation sur la peinture, mais en synergie, en dialogue avec la musique – et ceci nous plonge directement au milieu de notions consacrées mais assez peu en vue, telles que la fusion des arts des années soixante ou, par une lointaine association, le

Gesamtkunstwerk wagnerien.

Évidemment, quant à nous, cette plaisante imbrication d’art et de musique est aussi un subtil rappel que la muséologie peut contenir en filigrane quelques lignes ou traits de complexité opératique.

TROIS GRANDES TOILES PAR JEAN-MICHEL BASQUIAT

Du point de vue des arts plastiques, le grand intérêt de l’événement Miles Davis est évidemment constitué par les trois grandes toiles de Jean-Michel Basquiat. Le nom de Miles Davis est mentionné sur l’une de ces toiles. En tout cas, la manière enjouée des toiles, leur sublime légèreté s’accorde avec l’idée du jazz, et surtout avec ce chant savant, complexe d’oiseau qu’évoquent les modulations du son Miles Davis. Tout est harmonie dans ces peintures : un peu à l’image des tapis orientaux qui proposent des raccords et traits minces pour des couleurs adjacentes et dissonantes, une harmonie secrète et subtile apaise lignes et couleurs un peu « gauches », enfantines parfois, de Basquiat. Un peu comme un alchimiste qui arrache de l’or ou d’autres matières précieuses à des substances vulgaires. Basquiat semble avoir bien étudié la sorcellerie des signes lyriques de Paul Klee. Sur toile, comme en jazz, il y a le ton juste, la suprême improvisation entre éléments.

ÉNIGMATIQUE SOURIRE

Renvoi au vodou? Je m’excuse de ne pas être fort en matière, mais peut-être le sourire du crâne qui apparaît sur les trois toiles entretient quelque lien avec cet occultisme. Mais alors, si le sourire du mort est présent – et Basquiat à la rigueur pressentait une vague menace car il est mort en 1988 à seulement 28 ans … jamais quelqu’un n’a dépeint un mort aussi joyeux ou carrément comique…tel également dans l’univers imaginaire mexicain … La mort possède-t-elle aussi un registre léger, une connotation positive dans l’imaginaire haïtien? Question à considérer. Effrayants à première vue, les dents grimaçants proposés par Basquiat, possèdent eux aussi leur légèreté.

L’on note l’harmonie chromatique, l’équilibre parfait des espaces bleus et noirs. La libre association des lettres… l’on peut se donner à cœur joie à des associations jungiennes et freudiennes… BIRD OF PARADISE… SOAP…CERKP…DIZZY GILL (référence au grand jazzman Dizzy Gillespie)

TEETH, SHOO DE, OBEE, ORNITHOLOGY.

BAD PAINTING? ASSURÉMENT, PAS

Et voilà dans ce dernier mot ORNITHOLOGY inscrit sur la toile : une référence à la grâce des oiseaux chanteurs qui caractérise les modulations du saxophone de Miles Davis. Un son équilibré, aérien, rythmique et frais. Basquiat prend le dessin d’enfant, le griffonnage le plus anodin et il en fait de l’or. Et quelle fantaisie que celle d’inclure une marelle dans l’une des toiles. Comparé à un autre grand de la New Image, le New-yorkais Keith Haring, avec ses signes cryptiques et tragiques, ou carrément gothiques, Basquiat, dans ces toiles, apparaît plus enjoué, plus frivole en résonance avec des sonorités de jazz tropical ou caraïbe… Si l’idée du bad painting peut nous venir à l’esprit en regardant un Basquiat, l’harmonie secrète élève cette peinture à un niveau supérieur.

Dans la dernière salle de l’exposition, les organisateurs nous proposent une grande représentation de Miles avec son saxophone en l’air par Nicky de Saint-Phalle – image ludique et jubilatoire s’il en est – faite de mosaïque, céramique, pierre colorée, polyester… Le brillant de cette sculpture possède juste assez de caractère kitch pour la rendre titillante, intéressante. Elle est en fait bien mise en valeur par l’éclairage.

Autre révélation : les toiles et collages de Miles Davis lui-même, en équipe avec Jo Gelbard (artiste né en 1951), qui font découvrir un très bon artiste, configurant les couleurs et les textures avec le même sens exquis de l’équilibre qu’il voue aux accords du saxophone et aux modulations de ses Big band.

Cette exposition nous parle d’un homme qui est une véritable incarnation des années soixante avec leur excès et leur optimisme exubérant – et combien il nous manque par ces jours glauques et instables. La commémoration est aussi, je dirais, un hommage – peu évident peut-être -indirect, peut-être, à Monsieur Barack Obama, premier président noir des États-Unis, noble héritier de l’activisme social des années soixante. Des Miles Davis, des Louis Armstrong, Ella Fitzgerald… et tant d’autres sont ses grands précurseurs artistiques.