Un itinéraire artistique
Quelques maîtres : Hernan Dompé, Carlos Alonso, Gyula Kosice
17 janvier 2017
Très ouvert aux tendances européennes, l’art argentin possède ses particularités : une qualité méditative, onirique, subtile, éclectique, combinant librement des influences post-modernes et de la modernité. L’art argentin puise aussi à un fond autochtone, à des sources pré-colombiennes, qui irriguent d’ailleurs l’art latino-américain en général…
À la fin du mois de novembre et début décembre de 2016 – c’est-à-dire au commencement de l’été austral avec ses vagues de chaleur et ses pluies tièdes – je parcourais en autobus les routes des provinces de Tucumán, Córdoba et de Santiago del Estero du nord de l’Argentine. Je séjournais également à Buenos Aires. En visitant des expositions individuelles et des retrospectives de groupe, j’ai commencé à apprécier la spécificité, la finesse de l’art argentin. Cette expression passionnelle, éprise aussi de compétence technique, peut être saisie dans l’oeuvre de sculpteurs tels que Hernán Dompé ou Alicia Penalba, ou encore chez des artistes multidisciplinaires comme Carlos Alonso, Gyula Kosice ou Lucio Fontana.
Les villes argentines surgissent de l’immensité de cette plaine qu’est la pampa. Elles déploient des architectures Art déco, Art nouveau ou modernistes – parfois démesurées par rapport au modèle européen- calquées sur des modèles parisiens ou même madrilènes. L’influence nord-américaine se laisse aussi percevoir dans la fonctionnalité sans éloquence de centres d’achat ou de nouveaux quartiers résidentiels à accès contrôlé, dénommés des country-club.
Dans la ville de Tigre, éloignée banlieue de Buenos Aires, au bord d’une confluence de rivières se jettant dans le grand Rio de La Plata, j’ai vu la remarquable retrospective de l’oeuvre du sculpteur Hernán Dompé, né dans la capitale en 1946. Son art aux éléments expressionnistes et monumentaux, contient un foisonnement néo-baroque : éclectisme en dialogue avec un tréfonds culturel autochtone. Dompé crée des objets ironiques de forte énergie archétypale : fusils courbes, effrayantes arbalètes décorées de cornes et absolument inutilisables – mais reflétant une curieuse fureur guerrière.
La même aspiration à rendre compte d’une complexité d’aspects psychiques et naturels peut être observée dans l’oeuvre d’Alicia Penalba (1913-1982), à qui le Musée de l’art latino-américain de Buenos Aires (MALBA) consacrait une ample retrospective. Elle a développé sa carrière au sein du milieu artistique parisien au cours des années qui ont suivi la Deuxième guerre mondiale. Cette expression essentiellement cubiste -elle avait étudié auprès du sculpteur d’origine russe Ossip Zadkine – intègre quelque chose de l’aura des organismes vivants, l’élément biologique, ainsi que des formes autochtones et totémiques, dans un mouvement ascendant avec cependant des forts élans horizontaux.
Les oeuvres du grand peintre argentin Carlos Alonso (né en 1929 dans la province de Mendoza), déclanchent une prise de conscience liée à la nature inhumaine de la dictature qui sévit en Argentine entre 1976 et 1983. L’artiste a fait don d’un fonds de pastels et dessins sur un thème violent et érotique au Musée supérieur des beaux-arts de la ville de Córdoba : il s’agit d’images de torture et de viol impliquant une belle jeune femme (aux paradoxales influences renaissantes) au cours de la dictature – ce sont des témoignages aussi saisissants qu’on puisse imaginer de ce que c’est la violence et la perversité dans le contexte d’un éminent travail de mémoire.
Gyula Kosice, pionnier de tendances artistique au vingtième siècle d’origine hongroise, nous quittait en 2016 à Buenos Aires, à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Une retrospective au Musée des Beaux-arts de Buenos Aires révélait la prodigieuse, la fraîche imagination de cet adepte d’une forme de futurisme conceptuel, où la matière et la technologie sont présentées au service du rêve. Kosice adaptait dans les années cinquante le néon comme expression artistique, en entamant toute une mouvance.
Le sculpteur Hernán Dompé étalait son travail dans la ville de Tigre, dans un imposant palais style Art nouveau. (ancien club social haut de gamme) Le site, avec ses jardins à la française et sa végétation sous-tropicale, donne sur le Rio Tigre, qui, à travers une tentaculaire delta, se joint à la puissante rivière au nom poétique de Parana de Las Palmas. Ces rivières se jettent à leur tour dans l’immensité de l’estuaire de Rio de La Plata. Dompé – comme bien de ses compatriotes – est marqué par la vigueur de la nature de son pays. Il a exploré toute l’Amérique latine et il voit dans l’architecture religieuse du Mexique et du Pérou « des formes et symboles du passé, lorsque l’homme et la nature dialoguaient au même plan », dans ses paroles. Les totems de Dompé sont « témoins d’une sagesse – de connaissances – que la science n’explique pas. » Très « derridien » dans l’amplification tous azimuts des symboles, des composantes des objets qu’il propose, le sculpteur s’explique : « quand on considère même le vis le plus insignifiant, des détails peuvent déchaîner un monde de fantastiques allusions poétiques ».
Silvia del Valle Albuixech, peintre et muraliste qui demeure à San Miguel de Tucumán, exposait dans le grand et flambant neuf centre culturel de la ville de Santiago del Estero avec un foyer intérieurd’une étonnante blancheur étalé sur huit étages. Le muralisme d’Albuixech et sa peinture entretiennent des rapports avec la vision organique de Dompé. Maîtrisant des registres variés – dont le cubisme et le surréalisme – sa peinture témoigne d’une subtile influence de la vision autochtone de l’univers empreinte d’un mystérieux fatalisme et d’un sentiment atemporel. Dans ce monde d’un onirisme tragique, la technologie et la nature entretiennent un dialogue tendu, malaisé.
L’oeuvre foisonnante de Carlos Alonso se place entre les extrêmes du chaos et de l’ordre, du plaisir et de la discipline. Le Musée des Beaux-Arts de Córdoba – au palais Ferreyra – a reçu un fond de trente-cinq oeuvres – crayons, pastels, encres, acryliques – qui communiquent le désarroi de l’artiste au temps de la dictature militaire. En 1977, sa fille Paloma était enlevée et disparaissait à tout jamais (elle était “disparue”, dans le macabre jargon), comme d’autres environ trente mille Argentins.
Pendant six ans, l’artiste s’est senti paralysé de douleur, mais peu à peu il retrouvait la capacité de travail à travers la série intitulée Les Mains anonymes. “Je suis sorti de ma condition de victime, je me suis refait par ce travail et je lutte constamment pour les droits de l’homme”, disait Alonso dans une entrevue. À la faveur de traits rapides et incisifs, Alonso établit une distance entre le passé et le présent. Le sadisme, l’érotisme, la vénération du corps féminin: tout passe. Entre le désir et la violence il y a un continuum. Des agents empâtés, patibulaires aux lunettes teintées, tourmentent une magnifique jeune femme dénudée. Des mains, des pieds, des bouches participent au supplice. L’humiliation est extrême. Les bébés des victimes sont volés par les sbires. La série contient aussi ce qui semblent être des scènes de bordel. Dans sa manière, le rappel aux maîtres renaissantistes n’est pas loin. Dans cette synthèse insolite, Alonso extrait la beauté de l’horreur. Chez cet artiste engagé, on décèle un lien avec le peintre et graveur belge Félicien Rops – qui était simplement un voyeur. Alonso s’attarde là où d’autres ont peur de passer.
Dans une très intéressante retrospective historique intitulée Le Paradoxe au centre au Musée d’art moderne de la ville de Buenos Aires(MAMBA), le commissaire Javier Villa met en exergue les oeuvres du groupe Destrucción, crées entre 1960 et 1967. Le commissaire anlyse “Le traumatisme de la construction d’une avant-garde périphérique (…), avec l’assimilation d’un langage artistique étranger”. Le matièrisme le plus intégral sert en fin de compte “pour se libérer de la matière”. Lucio Fontana avec ses toiles soigneuesement fendues étudie la dialectique du vide et du pleinen trois dimensions. Alberto Greco et Ennio Iommi, dans leurs peintures, frayent avec les lourdeurs de la matière. Dans les mots du curateur Marcelo Pacheco, le groupe Destrucción explorait “l’ouverture de l’art qui ne ressemblera plus dorénavant à l’art, qui débouche sur l’art contemporain où tout est possible – où les modèles autoréférentiels de la modernité disparaissent : ils seront remplacés par des libertés jusqu’alors inhabituelles”. (1)
Né en Hongrie, Gyula Kosice arrivait en Argentine avec ses parents à l’âge de quatre ans. Son oeuvre est bien loin du tellurisme andin. Cependant, il partage l’esthétique plutôt dépouillée, le rêve social et technologique du Bauhaus. Défricheur de voies, pionnier de l’art luminal et kinétique, il a développé des formes artistiques pour utiliser la lumière fluorescente. Sa sculpture installation intitulée Hydroactividad H-13 (1965) est un petit miracle qui réunit le plexiglas, la lumière artificielle et l’eau en mouvement. Enthousiaste du Cosmos, Kosice a prophétisé: “L’homme ne finira pas ses jours sur la Terre”. Il a dessiné et crée la maquette d’une ville “hydrospatiale”. Sa joyeuse force inventive transmet une grande énergie mentale. Kosice écrivait: “Je marche sur le tranchant du siècle et je suis une entreprise qui construit le futur”.
En menant un riche dialogue avec l’Europe, à l’écoute de la nature et de la Terre natale, du contenu archétypal autochtone, les artistes argentins conduisent l’art au vingtième et vingt-et-unième siècle par des détours qui ouvrent des perspectives inattendues.
- Gacetilla Museo de Bellas Artes de Buenos Aires – août 2016. Le paradoxe au centre. Rythmes de la matière de l’art argentin des années soixante.