Six jeunes artistes de Havane. Une avant-garde cubaine en 2014.
Artistes commentés: Camila Lozano Padilla, Luis Manuel Otero Alcántara, Adonis Ferro, Ulises Morales Lamadrid, Yoanny Aldaya, Irolán Maroselli.
L’art contemporain à Cuba manifeste une grande vitalité car il est étroitement connecté au tissu social, à l’évolution de la société. Le syncrétisme poétique informe depuis sa formation la culture cubaine, reflétant les origines diverses d’une population hybride. Au cours d’un récent voyage à La Havane, j’ai eu l’occasion de me familiariser avec l’oeuvre de six jeunes artistes dont l’expression renvoie au moment historique que traverse actuellement la société cubaine. L’identité culturelle cubaine – cubania – informe les expressions post-modernes, telles que l’art conceptuel, l’installation, l’auto-fiction, l’intervention urbaine… Maître de ses outils, le jeune artiste cubain engage les grandes problèmatiques du jour: il contribue de manière significative aux questionnements de l’art actuel.
L’art cubain contemporain est parfois décrit comme post-utopique: il reflète l’actualité, c’est-à-dire une libéralisation économique initiée et contrôlée d’en haut, ainsi que l’apparition d’éléments de mentalité capitaliste. Sans trop bien savoir où tout cela aboutira, l’on sent à présent l’histoire en marche à La Havane. Le gouvernement manifeste une assez grande tolérance pour les expressions artistiques foisonnantes, qui, pour ainsi dire, tiennent office d’opinion publique. Pourtant faut-il nuancer, car l’artiste contemporain ne rejoint qu’une élite culturelle; le grand public, et surtout celui des jeunes, est plutôt sensible aux messages des omniprésentes musiques pop latino: aux rythmes du reggaeton, de la salsa, merengue…
En ce qui concerne l’art actuel, j’ai découvert un milieu ludique et ouvert- ouvert également à l’autre -et agréablement réceptif au contact avec l’étranger. J’ai été impressionné par la richesse des rapports humains en ce milieu. Il est agréable de voir que les représentants de l’art cubain contemporain – dans le milieu d’une avant-garde non-officielle – entretiennent des relations cordiales de collaboration, d’entraide et collégialité.
Bien informé en dépit de nombreuses entraves à l’information, l’artiste cubain est au courant des tendances de l’art actuel, et de plus, semble connaître en profondeur la tradition culturelle occidentale. Dans cette optique, Camila Lozano Padilla met en scène des performances de grande envergure composées avec des moyens simples, inspirées par la mythologie grecque, qui devient également le miroir du vécu personnel de la jeune femme.
Plus sensible à l’espace social, Luis Manuel Otero Alcántara, se met personnellement en scène dans des interventions urbaines, caractérisées par la grosse parodie. Complètement pris en otage par le kitch cubain, son humour à la fois rablaisien et subtile, colore un sentiment polysémique du vécu social.
Adonis Ferro ambitionne un art complet de l’installation: ses environnments incluent des sculptures en création, dessins et peintures – le tout imprégné de spiritualité zen. Le versant vidéo de l’oeuvre dénonce le phénomène mondial de la surveillance déchaînée… Graphiste chevronné, Ulises Morales Lamadrid est influencé par l’africanité cubaine: il explore en fait les modalités de l’art conceptuel, en y intégrant une poétique très personnelle…
Des procédés d’auto-fiction aux subtils échos religieux sont présents dans l’oeuvre photographique de Yoanny Aldaya Ramirez et d’Irolán Maroselli. La tragédie de l’expérience latino-américaine est exprimée par l’image du corps tourmenté de l’artiste, qui devient le point de mire de la recherche photographique.
Camila Lozano Padilla
À vingt-quatre ans, Camila Lozano Padilla maîtrise déjà les difficultés de la mise-en-scène de la performance de grande envergure. L’oeuvre est marquée par un subtil syncrétisme poétique. La sensation, “servie par la technologie”- telle qu’elle aime la décrire – joue un rôle essentiel dans la perception de ses performances multi-média. Dans un véritable happening d’un après-midi, le 18 avril dernier, Camila Lozano allait de main légère dans la performance intitulée Las Deméter, en dépit de l’inépuisable richesse symbolique du thème inspiré par le mythe grec de Perséphone. La présence de la mémoire culturelle européenne et méditerranéenne dans une ambiance cubaine métisse et socialiste était saisissante. L’histoire de Perséphone enlevée par Hadès, roi des enfers, ainsi que celle de la relation entre Perséphone et sa mère Deméter, représente également le mythe grec de l’origine des saisons.
Un aspect qui impressionnait dans la création de Camila Lozano était le jumelage, l’inculturation d’un mythe grec, et de la cubania, la spécificité culturelle cubaine. Celle-ci était reflétée par les musiques électroniques métissées et par la sensualité des actrices. Habillées de toges blanches, les sept jeunes “muses” du collectif théâtral Phenix ajoutaient une note très havanaise à l’allure immémoriale du mythe grec. Camila Lozano a réussi à maîtriser l’union du mythe grec mâtiné d’accents auto-biographiques, avec une série de musiques cubaines contemporaines.
Lozano choisissait des solutions esthétiques fluides, continues au plan de la perception, qui relèvent le côté magique du temps qui passe. Par contraste, d’autres artistes contemporains se plaisent à souligner des éléments de discontinuité au plan du concept et de la perception – de la réception de l’oeuvre.
Cette performance d’une longueur de trois heures avait lieu sur la verte esplanade d’un châteu du style mauresque, construit vers 1910, d’un style associé au modernisme catalan. Un volet de la performance se déroulait à l’intérieur: il s’agissait d’une projection dans l’obscurité de formes géométriques surimposées aux riches calligraphies arabesques des parois du château, dans un processus nommé video-mapping.
Camila Lozano décrit également son oeuvre comme un lieu “d’archivage” de musiques électroniques, incluant le minimalisme, la musique expérimentale, la musique sensorielle et d’ambaince, ainsi qu’une expression corsée, dissonnante, intitulée gruff. Elle signale la contribution de Kike Wolff, compositeur de La Havane. Lozano crée la trame sonore en “décontextualisant” des musiques empruntées: dans ses mots, elle devient “commissaire” d’une installation d’oeuvres musicales.
Caractéristique de la scène alternative de La Havane, le public de la performance formé d’une soixantaine de personnes, était composé de jeunes artistes alternatifs aux piercings et tatouages, de journalistes marginaux et d’intellectuels branchés dans les milieux de la culture alternative.
Luis Manuel Otero Alcántara
Luis Manuel Otero Alcántara pratique un art du geste dramatique ayant une tendance sociologique, art qui relève de l’espace public et interpelle le public. Maître du simulacre et de l’expression aux significations multiples, il possède un sens raffiné de la parodie et il brouille la frontière entre le geste artistique et le geste social. Il s’inscrit dans le domaine du théâtre urbain. Ses explications ajoutent à l’ironie de ses gestes.
Il crée des situations – on peut aussi dire des provocatrions – qui recèlent une forme d’humour situationnel. Dans le simulacre d’un pèlerinage (intitulé La charité nous réunit), l’artiste parcourt Cuba à pied en portant une sculpture en papier mâché qui semble représenter la vierge. La police le détient finalement à Ciego de Ávila, à huit cent kilomètres à l’est de La Havane. La sculpture lui est confisquée et il doit passer trois jours en détention. Des centaines de villageois le long du trajet interpètent sa performance comme signe de dévotion populaire, sans soupçonner la moindre ironie.
Il porte des buste de politiciens dans des manifestations politiques, sans que l’on questionne la bonne foi du geste.
Otero travaille avec des matériaux pauvres: l’expression arte povera acquiert chez lui une force qui dépasse de loin celle des praticiens plus conventionnels du genre. Il travaille avec des fragments de bois, des bouts de journaux, de la corde ou de la ficelle, des morceaux de placage… ce que l’on peut trouver facilement à Cuba. En fait, ceci évoque la vision d’une véritable société du recyclage dans la ligne small is beautiful.
Ailleurs, Otero aménage une maison entière en plaçant de nombreux accessoires sexuels surchaque étage, ainsi que des poupées de teinte noir foncé en pellicule plastique de récupération, aux sexes et aux lèvres très exagérés- dramatiques même – il s’agit en fait d’un commentaire satirique sur le tourisme sexuel et les fantasmes qui l’accompagnent.
Dans Véhicule, l’artiste se fait remorquer par un ami en plein centre touristique de La Havane dans un piètre “véhicule” drôlatique, raffistolé de morceaux de planche de bois, et de bouts de corde… Dans une référence un peu dérisoire à la religion afro-cubaine intitulée Mesa Sueca ( Buffet suédois), Otero compose un vrai repas pour ses invités avec les restes parfaitement comestibles d’offrandes présentées dans le cadre du culte afro-cubain de la Santeria.
Adonis Ferro
Artiste internationalement reconnu, Adonis Ferro crée des environnements complexes incluant sculpture, peinture, vidéo etc… Il se décrit comme « érudit, chercheur, investigateur ». Sa rigueur est nourrrie par des études complétés en informatique, mais il reconnaît sa dette à des influences artistiques aussi diverses que celles de Magritte, Duchamp, Kosuth, Kandinsky…
Son installation intitulée Spring, présentée à La Havane en 2014, comporte une délicate sculpture en fil métallique articulant le vide en forme de rûche, ainsi qu’une série de dessins et peintures gestuels reposant sur le tracé noir… Le trait est parfois amplifié et prend des allures angoissés.
Adonis Ferro parle volontiers des influences de la méditation zen et de la pratique de la calligraphie dans son art, mais il évoque également sa réflexion sur Rembrandt, et s’émerveille des modulations du noir dans l’œuvre de celui-ci.
Un autre volet de l’installation invite à réfléchir sur l’omniprésence de la surveillance généralisée dans le monde contemporain : des caméras sont en train de filmer les spectateurs de l’événement qui peuvent se voir en direct sur un écran… Bien que les genres s’accumulent à l’intérieur de l’installation, Ferro vise aussi la concision : « Mes recherches s’orientent vers la simplification totale de l’œuvre », explique-t-il. L’artiste a été invité à participer à la Biennale de Vancouver en 2015.
Ulises Morales Lamadrid
Ulises Morales Lamadrid emploie un graphisme concis afin d’inventer, selon ses paroles, « ses propres concepts et son iconographie ». La fraîcheur et l’intérêt de ses oeuvres découlent en grande partie du fait qu’il n’illustre pas des codes ou des concepts déjà pensés par d’autres. Il est en fait très conscient de créer ses propres concepts. Ce qui le favorise dans cette tâche est son humour subtil et cependant acerbe, acéré par un parcours difficile.
Il nomme ses oeuvres des dessins-synthèse. Il manie de nombreuses variables dans le cadre de la flexibilité conceptuelle qu’il vise. « J’essaie d’éviter les outils proposés par les centres hégémoniques … Mon effort est celui de rechercher mes outils », explique-t-il. À ses débuts, Lamadrid explorait à la fois la biologie et la Santeria, religion qui puise à des sources africaines et catholiques. Aux accents ethnologiques, son oeuvre avait un côté mystique. Les ocres dans sa peinture connotaient la terre africaine.
Peu à peu, Lamadrid se dirigeait vers une critique subtile du phénomène social, tout en incriminant le racisme. Dans sa récente série Amores-Perros (Amours de chien), cet animal devient métaphore pour l’humanité. Selon Lamadrid, « le chien réagit de manière semblable à l’être humain ». Dans la série Diplômes, l ’amertume du vécu social et de l’échec est transmutée en excellence du graphisme. L’artiste parle d’une réflection approfondie sur l’oeuvre de Joseph Beuys qui le nourrit à chaque pas. À travers une poètique de l’anthropologie, de l’humour omniprésent et de l’outil graphique aiguisé et maîtrisé, Lamadrid crée des concepts et une iconographie qui explorent des états d’oppression…
Yoanny Aldaya et Irolán Maroselli
Les oeuvres photographiques de Yoanny Aldaya et d’Irolán Maroselli ont été exposées à la prestigieuse et officielle Fototeca de Cuba, à Plaza Vieja, au coeur de La Havane historique. Ceci veut dire que leur oeuvre passablement tourmentée reçoit une acceptation publique. Ils utilisent des mises-en-scène très recherchées souvent dans le style auto-fiction, d’un expressionnisme parfois extrême avec le propre corps de l’artiste mis en exergue ; ce corps prend des allures héroïques : la tragédie personnelle et existentielle devient miroir du drame social. L’on peut envisager dans le sens de l’intensité et du drame aux accents religieux, des parallèles avec des artistes colombiens qui ont médité sur la douleur et la fracture sociale, tels la peintre Beatriz González ou la grande installationniste Doris Salcedo. C’est une manière pour les deux photographes de rejoindre une importante esthétique latino-américaine.