L’Art cubain au MBÀM en 2008

Un dialogue de civilisation
Cuba Art et Histoire de 1886 à nos jours

En se lançant dans l’aventure de l’événement autour du thème Cuba Art et Histoire, le Musée des Beaux-Arts de Montréal engage un pari ambitieux qui dépasse les enjeux des expositions purement esthétiques. Cette exposition se plante sur un terrain existentiel; il est postulé qu’art et histoire sont étroitement tressés : cet événement adopte un important rôle éducatif. Depuis le paysage romantique et symboliste de la fin du dix-neuvième siècle, en passant par le modernisme cubain et la photo à contenu social, l’exposition aboutit sur le terrain complexe de l’art cubain pendant le demi-siècle de la présidence de Fidel Castro.

La géographie semble tenir l’une des explications du destin politique de Cuba. Parfois nommée «la  clé du Golfe du Mexique », Cuba occupe une place à part dans la géopolitique du vingtième siècle. À l’ombre de la personnalité de Fidel Castro, et dans les parages des États-Unis, il se crée en 1959 le seul et premier pays socialiste de l’hémisphère occidental. En 2008, El Comadante démissionne de la présidence, mais le système socialiste subsiste. L’exposition peut être vue comme une réflexion sur le sens de l’histoire qui combine subtilement art et diplomatie. Elle nous invite à penser au cheminement de l’art à travers l’histoire, et également, à l’histoire à travers le récit suggéré par le déroulement des œuvres d’art.

Le Museo Nacional de Bellas Artes et la Fototeca de Cuba ont contribué de manière significative à l’exposition. Le Museo Nacional a prêté de rares œuvres de peintres modernistes cubains, dont on peut signaler le corpus de Marcelo Pogolotti influencé par le futurisme, et celui de Wilfredo Lam, qui établit un lien vigoureux entre le modernisme parisien et l’héritage archétypal africain du Nouveau Monde. La Fototeca a fourni des photos mémorables de la révolution cubaine, dont l’incandescente œuvre d’Alejandro Korda, photographe de l’icône Che Guevara, symbole autant politique que sexuel. Pour les masses latino-américaines, le Che est investi parfois d’une aura presque religieuse.

Vivantes racines africaines

À la réalité du métissage ethnique, l’on peut opposer le concept du métissage artistique qui émerge au cours du vingtième siècle. L’élément amérindien est absent du creuset ethnique cubain, car les derniers autochtones Taïnu furent massacrés au cours du régime espagnol à la fin du seizième siècle. L’art moderne latino-américain peut être vu sous la lumière du métissage : l’art moderne et contemporain de Cuba puise son énergie dans la rencontre culturelle entre la tradition européenne et une culture vivante aux racines africaines.

Ainsi, Wilfredo Lam peint d’obsédants yeux, comme des charmes africains, au milieu de formes organiques et aigues, qui évoquent l’univers plastique de son ami, Picasso. Une partie de l’art actuel conceptuel de Cuba est marqué par la magie des pratiques de la Santeria, exercice spirituel aux racines africaines Yoruba d’Angola. Les œuvres photographiques de Juan Carlos Alom, celle de Flavio Garciandía et de Marta María Pérez, réalisées au cours des années quatre-vingt, doivent autant aux modes contemporaines internationales, qu’au sentiment d’une africanité vivante.

Le dialogue entre les cultures

Directrice du Musée des Beaux-Arts de Montréal et commissaire générale de l’exposition, Mme. Natalie Bondil signale quelques caractéristiques de l’art cubain : « L’art cubain est collectionné à travers le monde y compris aux Etats-Unis : c’est un art puissant qui sait même rire de la révolution, comme d’une marque de commerce. Par exemple, Carlos Garaicoa, artiste contemporain de l’installation, a un propos qui dépasse la grandeur du milieu proprement insulaire. Il a un propos sur l’utopie urbaine qui dépasse le cadre simplement nationaliste. L’art cubain traite du problème insulaire avec une largeur de vues qui dépasse l’île».

L’événement Cuba Art et Histoire éveille un vif sens de la mémoire historique chez le spectateur. L’exposition constitue un geste de dialogue pacifique dans le contexte d’une diplomatie américaine qui ne cesse de parler de transition de régime à Cuba, c’est-à-dire d’un changement musclé de régime, au lieu d’une évolution tranquille, que l’on peut appeler succession. Stéphane Aquin, conservateur d’art contemporain du Musée des Beaux-Arts de Montréal, articule cette visée plus large des commissaires : « Le musée reprend la relation artistique avec un régime mis au ban. Il s’agit de donner une fenêtre d’oxygène à l’art cubain ». Aquin nuance également son propos : « On ne se positionne pas sur l’échiquier de la politique étrangère… Je crois enfin que le seul endroit où l’on pouvait entreprendre cet événement, c’est à Montréal, terrain relativement libre de luttes idéologiques, qui ont souvent miné la possibilité de cet art d’être apprécié pour ce qu’il est», de préciser Aquin. L’exposition reprend en effet sur un registre artistique la mémoire d’un Canada identifié aux valeurs de dialogue politique et de civilisation, et non pas à d’acerbes confrontations culturelles.

Au tournant du vingtième siècle…

Une peinture historique de riche intérêt documentaire et un art symboliste et romantique traversé par des courants d’un premier modernisme, constituent le volet initial de l’exposition. Armando García Menocal, Domingo Ramos et Leopoldo Romañach proposaient au début du vingtième siècle des paysages qui découvraient aussi une identité nationale.   L’on peut proposer des parallèles avec le Groupe des Sept au Canada, suggérant eux aussi des liens entre paysage, culture et nation.

En 1898, les États-Unis envahissent Cuba et remplacent le pouvoir colonial espagnol par une République cubaine de type néo-colonial. « Peu de sociétés ont connu en l’espace d’un demi-siècle autant de changements abrupts que la société cubaine ». [i](1) Les portraits photographiques de l’intellectuel patriote José Marti et ceux des présidents García Menocal et Zayas par Joaquín Blez reflètent un fort sentiment des hommes inscrits dans leur époque. Des portraits photographiques de famille dans des opulentes villas au début du vingtième siècle, évoquent une atemporelle douceur de vivre sous la lumière des Antilles.

Cuba est une importante destination touristique surtout pour les Américains : sa réputation de sensualité est mythe et réalité à la fois. Des cartes postales exotiques d’époque et des clichés de voluptueux modèles en studio renforcent cette image.

Au début des années trente, le photographe américain Walker Evans (1903-1975) démontre à travers une photo expressionniste et documentaire les ravages de la grande crise économique à Cuba. Son œuvre photographique illustrait un reportage journalistique intitulé The Crime of Cuba. La violence de la dictature de Gerardo Machado opposait un démenti à l’image de Cuba, paradis tropical. Evans présente des types humains, au milieu d’une réalité sèche, sans aucune mièvrerie.

Un modernisme à la cubaine

Une place spéciale est dévouée par Natalie Bondil au rôle de Marcelo Pogolotti, peintre cubain d’avant-garde. « L’œuvre de Pogolotti est une synthèse unique entre surréalisme, futurisme, machinisme. Il offre l’exemple d’un art universel, il met sa cause avant son art. Pogolotti me paraît emblématique de tout ce qui était l’art cubain de la première moitié du vingtième siècle : on remonte à Zola et à la tradition des grands intellectuels. Il y a chez lui la dimension du militantisme : le pinceau ou la plume peuvent être des armes pour changer le monde », explique Mme. Bondil. La forte diagonale du corps en pull rouge rayé du Jeune intellectuel (1937), sous l’ombre menaçante de la mort, illustre le défi et la solitude de l’engagement intellectuel.

Mario Carreño, Jorge Arche, Cundo Bermúdez sont Cubains : ce sont également des peintres latino-américains typiques du milieu du vingtième siècle, en ce qu’ils puisent librement au cubisme, fauvisme et au surréalisme. Dans la vision de Jorge Arche, une puissante et subtile sensualité crée le mythe d’une forme de paradis terrestre cubain. Le ciel brillant et la présence de la mer filtrent à travers une vision atemporelle de l’existence chez Arche.

Revenu à Cuba après un séjour parisien au cours duquel il se lie d’amitié avec André Breton et Picasso, Wilfredo Lam rentre à Cuba en 1941 et découvre peu à peu la culture afro-cubaine. Lui-même est fils d’un marchand chinois et d’une Afro-cubaine. Sa synthèse du cubisme et du surréalisme intègre la Santeria. Le Dîner montre sur une table entourée de végétation, une coupe avec trois figures d’Elegua, une des principales divinités dans le panthéon Yoruba, celle qui a les clés du destin, «  qui ouvre et ferme la porte au bonheur et au malheur ». Lam est peut-être le premier peintre latino-américain qui établit un lien explicite entre le modernisme et des spiritualités non européennes.

Sartre parle de la lune de miel de la Révolution

L’année 1959 marque un grand moment de rupture : la guérilla révolutionnaire renverse le régime pro-américain de Batista. « Dans la révolution tout, contre la révolution rien » proclama Fidel à l’endroit des artistes : cette formule recèle une partie de l’ambiguïté qui règne encore aujourd’hui entre le gouvernement cubain et le monde de l’art.

Lorsque Castro et Che Guevara prirent le pouvoir à La Havane en 1959, leur anti-impérialisme reflétait un vaste courant populaire. Le charisme des dirigeants et la promesse de lendemains meilleurs pour Cuba et pour l’Amérique latine tenaient l’intellectualité internationale en haleine. Jean-Paul Sartre, reçu triomphalement à La Havane aux côtés de Simone de Beauvoir, parlait de « la lune de miel de la Révolution ».

La photo documentaire cubaine capte un fantastique optimisme. Scènes de masse, miliciennes étonnement sensuelles, cavalcades tumultueuses et festives de campesinos, et portraits – d’innombrables portraits de fringants leaders : séries de photos qui frisent le culte de la personnalité. Alberto Korda, Raúl Salas adoptent une esthétique de synthèse entre le réalisme socialiste soviétique et la photo publicitaire américaine. Avec le recul de l’histoire, ces deux modes ne nous semblent plus tellement inconciliables. Dans les clichés de Korda, issu du milieu publicitaire, l’on ressent l’éclairage dirigé de la photo commerciale. Et pourtant, y a de la magie dans ces œuvres : la brillance de l’atmosphère antillaise leur confère un côté ineffable.

1967 : Cuba collectiva

Les artistes internationaux participaient eux aussi au travail collectif et symboliquement bénévole. Cuba collectiva , présentée dans le cadre de l’exposition, signale le zénith du prestige de Fidel Castro auprès de l’intelligentsia de gauche. En juillet 1967, le Salon de mai de Paris, célébration annuelle de l’art moderne, était invité à la Havane. La Murale créée en présence des danseuses du cabaret Tropicana, est une immense œuvre signée par plus d’une centaine d’écrivains et artistes cubains et européens. Le peintre québécois Edmund Alleyn, qui séjournait à Paris, y participe. Au centre de la spirale dominée par le rouge et le vert, une « œuvre totémique » de Wilfredo Lam sur une dominante jaune. C’est un phénoménal événement ludique, spectacle total qui laisse une trace séduisante : happening autour de l’idée de la révolution, qui résonne comme un mot mantra. Les participants constituent une liste de créateurs influents : le peintre Ribeyrolles, Valerio Adami, César, Alechinsky, Arman, Karel Appel. Il y a des messages qui présagent une convergence des gauches, même vaguement anarchistes… Le poète surréaliste franco-roumain Gherasim Luca écrit dans l’espace qui lui est dévolu : « La poésie sans langue, la révolution sans personne, l’amour sans fin ». Participent également à la murale, entre autres, les écrivains Michel Leiris, Marguerite Duras, le dramaturge Peter Weiss.

Peinture et occultisme

La peinture abstraite est permise, même encouragée à Cuba. « Nos ennemis sont le capitalisme et l’impérialisme et non pas l’art abstrait », disait Fidel. Une foisonnante expression artistique peut en fait servir le prestige de Cuba à l’étranger. Aux débuts du régime, le Che se moquait déjà des « formes congelées » du réalisme socialiste, bonnes à exprimer « ce que tout le monde comprend, c’est-à-dire ce que comprennent les fonctionnaires ».

En contrepoint à l’optimisme officiel un peu trop envahissant, des peintres puisent avec bonheur aux spiritualités, à l’occultisme de l’île : ils sont au diapason de certains modernismes. Ángel Acosta Léon est un véritable phénomène mystique. Non seulement il crée un langage pictural autour de la cafetière traditionnelle cubaine, en dehors de tout sentier traditionnel, mais il nous plonge dans un univers mystérieux, curieusement réconfortant, peut-être pétri de Santeria. En 1964, à trente-quatre ans, Léon meurt mystérieusement en mer au cours d’un voyage entre Rotterdam et La Havane.

Il y a de la jubilation dans l’expressionnisme noir d’Antonia Eiriz (1929-1995) Ses tableaux ont une vie à eux, une manière d’écouter les démons des Caraïbes. Pétris d’humour macabre, Une tribune pour la paix (1968), fait le lien entre le bourrage de crâne communiste et le culte des morts. Tracassée par les autorités cubaines à cause du prétendu négativisme de ses oeuvres, Antonia Eiriz se réfugie à Miami en 1993 et meurt deux ans plus tard.

Le peintre Tómas Sanchez cherche le salut du côté du yoga, qu’il pratique avec ferveur. Ses scènes hyperréalistes de forêts en inondation planent. L’eau, le ciel, et la forêt tropicale mettent les jalons de visions lumineuses qui induisent un flottement hypnotique du regard. (L’inondation 1984, Relation 1986) Sanchez peut être considéré parmi les pionniers de l’art écologique.

Les qualités complexes d’un art conceptuel

Pour caractériser l’art actuel latino-américain, le critique d’art argentin Andrés Giunta parle de « bricolage du signe », de « stratégies périphériques » de déconstruction du discours dominant, de « guérilla du symbole », qui relativisent les mots d’ordre des métropoles culturelles. [ii](2) L’art cubain contemporain suit les chemins de l’art conceptuel latino-américain, à une exception près : on se moque d’abord du pouvoir communiste ; on se moque ensuite de la superpuissance américaine et du consumérisme, mais sur un mode mineur. Fait significatif cependant, dans aucune des œuvres présentées à Montréal, Fidel lui-même n’est la cible de la raillerie…

Une œuvre qui réunit les qualités complexes de l’art conceptuel cubain est Pour oublier (1996) par Alexis Leyva. Un kayak rudimentaire est placé sur des dizaines de bouteilles de bière vides. Il y a du SOTSART de filiation soviétique dans cette œuvre, comme on peut y trouver des éléments de Pop Art américain. Mais l’on peut également y voir une référence à la culture du village côtier afro-cubain. Et une autre allusion à l’exode des balseros, le flot de réfugiés cubains partis en mer pour la Floride. L’art conceptuel cubain a un côté méditatif, sensuel, donc proche de l’être et du corps, de la totalité de la condition humaine – de la magie. Le Blocus (1989), par Tonel, carte de l’île constituée de blocs de ciment sur le plancher, parle de la claustrophobie de la vie à Cuba, de la violence du blocus commercial américain – et des contraintes du régime local qui empêche les Cubains de sortir du pays. Carlos Garaicoa est un artiste conceptuel familier des circuits internationaux qui prend la ville comme point de mire de l’histoire, et La Havane comme microcosme d’expériences urbaines à travers le monde. Maintenant jouons à disparaître (2002) paysage urbain en cire qui fond aux allures baroques par Garaicoa, est une métaphore universelle  pour la déchéance urbaine.

L’art cubain semble s’épanouir dans les conditions ardues d’un régime qui n’a pas tenu toutes ses promesses. La vénération d’un héros, Fidel Castro, n’est pas peut-être un idéal à la mesure d’une société contemporaine. Et pourtant la complexité, le désarroi, l’humanité de l’art cubain font un travail en profondeur : c’est un miroir offert à notre propre condition. Bien compris, l’événement Cuba Art et Histoire de 1868 à nos jours est un antidote contre toutes les pensées uniques.

L’exposition a lieu du 31 janvier au 8 juin 2008 au Musée des Beaux-Arts de Montréal

Références

[i] Rufino del Valle Valdès – Photographie et reportage au début du vingtième siècle dans Cuba Art et Histoire de 1868 à nos jours, Musée des Beaux-Arts de Montréal p.30

[ii] Andrés Giunta in Gerardo Mosquera et al., Contemporary Art Criticism from Latin America MIT PRESS, 1996, p.54