La peinture actuelle à Cuba 2012

L’art cubain dans un environnement mondialisé
Artistes et Acheteurs
Chronique 11 mai – 11 juin 2012

L’art cubain intègre une forme de poésie nostalgique, l’ironie sociale, l’ingénuité plastique. Il possède un gentil et sournois esprit de rêve qui est apparenté au réalisme magique latino-américain, sa quête spirituelle incluant la Santeria, religion afro-cubaine de filiation à la fois chrétienne et animiste.

Quelques artistes cubains ont acquis des réputations internationales liées à l’art conceptuel, passé néanmoins par un filtre cubain. Leur oeuvre peut traiter des grandeurs passées et des problèmes présents de La Havane, de la société complexe de leur pays. L’on peut mentionner Kcho (alias d’Alexis Leyva), Carlos Garaicoa, le collectif Los Carpinteros (Les menuisiers)… Ce sont des stars, qui voyagent à travers le monde, alors que pour d’autres artistes le voyage reste un rêve. En effet, la grande majorité des artistes cubains rencontrent leurs clients à Cuba.

C’est à La Vielle Havane que l’artiste cubain et l’acheteur étranger se donnent souvent rendez-vous. Ce quartier en partie bohème aux charmes coloniaux rappelle dans son quadrillage de rues l’esprit hispanique qui hante Cartagène la colombienne, Saint-Domingue…

En mars 2012, quelques peintres cubains me donnaient rendez-vous dans un café des parages de la grande cathédrale du seizième siècle dans la Vieille Havane. Ils me parlaient non seulement de leur art, mais aussi de celui de contacter des clients étrangers. Car le marché local est mince et il faut des devises pour acquérir du matériel d’artiste de qualité ; l’artiste cubain doit aussi affronter le haut coût de la vie.

Un deuxième pôle de rencontre entre des artistes cubains et des clients étrangers est constitué par la Biennale internationale d’art contemporain de La Havane. En 2012, cent quatre-vingt artistes représentant quarante pays y participent. À l’origine, vitrine critique d’affirmation de l’art du Tiers Monde face au système international, la biennale vient d’acquérir une importance commerciale comme point de diffusion de l’art cubain contemporain. Des galeristes de Miami, Londres, Mexico y participent…

Dans les alentours des rues Obispo (L’Évêque) et Muralla de la Vieille Havane, il y a une profusion d’ateliers d’artiste. J’y rencontre Orlando Lázaro, agent du photographe d’art et documentaliste Roberto Carlos Medina Alonso, qui, à 24 ans, possède déjà un style et une réputation artistique. Medina Alonso capte le kaléidoscope des murs du quartier Havana Centro, ainsi que leur foisonnante et merveilleuse décrépitude. Un cliché détonne en montrant les icônes de Fidel Castro et Che Guevara, ébauchées sur des couleurs de mur qui s’écaillent, profilées sur un ciel bleu. L’art de Medina Alonso est tropical et existentiel. Le commentaire social semble en faire partie. « Il y a une critique constructive, comme il y a une critique négative », explique Orlando Lázaro. « La vie à Cuba ne peut être séparée de son contexte politique. Ça dépend de notre point de vue en considérant l’image.  Tout le temps les artistes affrontent la réalité cubaine : ceci fait partie de leur art » de conclure l’agent d’artiste.

Originaire de Santiago de Cuba, Nicolas Carballosa Rosales a implanté son atelier dans La Vieille Havane. Sa peinture aux notes surréalistes englobe la mer et la forêt, ainsi que toute une série de portes et fenêtres de La Vieille Havane, aux divers dégradés de couleur qui se fondent les unes dans les autres. « J’ai le bonheur de vivre dans La Vieille Havane ; je suis également professeur d’anglais », explique Nicolas. « À la fois les touristes visitent ma galerie, et d’autre part mes tableaux sont affichés sur l’Internet. Un ami belge vend mes œuvres en Belgique à des prix qui varient entre sept cent et mil cinq cent dollars ». D’après l’estimation de Carballosa Rosales, environ mille artistes cubains ont des agents qui les représentent à l’étranger. Pour la majorité de ces artistes, c’est un grand impératif d’en avoir, car à la fois des passeports et des visas étrangers sont difficiles à obtenir.

Au début des années quate-vingt dix, la peinture de Carballosa Rosales a été exposée à Montréal grâce à l’amitié de l’artiste montréalaise Claudette Séguin-Beaulieu. « Claudette m’a aidé à acquérir du matériel de peinture incluant un chevalet. Pendant plusieurs années, elle m’a aidé à exposer à la galerie Mile End de l’Avenue du Parc ».

Le charme, la ténacité, la capacité de maintenir des relations internationales dans des conditions changeantes, tout ceci fait partie de l’arsenal de survie professionnelle d’un artiste cubain.

Médecin de formation, Florentina Castro a opté pour la pratique de la peinture. Elle aborde l’art du portrait humain et animal, dans une veine figurative et mystique influencée par sa spiritualité chrétienne. Elle décèle dans sa peinture les influences de Gustav Klimt, d’Eduard Munch ainsi que celle du grand peintre mystique cubain de la première moitié du vingtième siècle Fidelio Ponce de León. L’artiste cubaine entretient un réseau de représentants en Belgique, Allemagne et en Russie. Un médecin de Toronto lui achète également beaucoup d’œuvres.

Les réseaux d’amis cubains de Florentina Castro sont vitaux afin de poursuivre son activité d’artiste. Ainsi elle réussit avoir accès à l’Internet personnel, qui à Cuba se retrouve dans ce qu’on peut décrire comme une « zone légale grise ». L’état cubain permet explicitement l’accès à l’Internet aux institutions. Lorsque des individus privés peuvent y avoir accès, le prix de la connexion est très élevé : d’où l’importance d’avoir des devises étrangères. Il est pourtant presque impératif pour des artistes cubains – comme pour d’autres – d’afficher leurs œuvres sur Internet, ainsi que de posséder une adresse courriel : et une grande partie paraissent s’y débrouiller.

Rigoberto Mena fait en revanche partie d’une élite d’artistes qui voyagent et qui exposent dans les grands centres internationaux. Il pratique une forme d’abstraction géométrique proche du matiérisme, en privilégiant les textures ferreuses et des tonalités centrées sur la couleur rouille. Mena a exposé dans de nombreuses galeries à Berlin, Mexico, New York, Chicago, Toronto et il sera présent avec ses œuvres à l’Olympiade de Londres en 2012. Il visite souvent les États-Unis, car leurs relations culturelles subissent un dégel avec Cuba depuis le début de la présidence de Barak Obama. Statistique peu connue, quatre cent cinquante mille citoyens américains ont visité Cuba en 2011.

« Les États-Unis et Cuba ont une excellente opportunité de se découvrir mutuellement à travers la culture », dit Rigoberto Mena. « Quant au Canada, nous autres Cubains, nous avons toujours eu des relations bonnes et fraternelles avec votre pays ». En parlant avec ses galeristes américains, Mena constate quant aux tendances du marché une « renaissance de la peinture aux dépens du conceptualisme ».

L’artiste Noel Guzman Bofill se décrit comme « naïf » et mystique. Sa page web relate : « Bofill est un mystique païen, un rusé et génial produit des influences de sa patrie : entre le soleil et l’Orient de Cuba, le rythme de la Santeria, cette religion du syncrétisme cubain, l’hispanité. Il écoute les voix des esprits selects, celles du for intérieur du poète, de la création divine ». Il s’inclut parmi les quatre-vingt artistes cubains qui voyagent « à leur guise » à l’étranger.

Bofill signale le rôle de l’Union nationale des artistes et écrivains de Cuba afin d’accélérer le voyage à l’étranger des artistes, ainsi que de les aider à obtenir du matériel artistique rare. Fait significatif, les galeries étrangères qui travaillent avec des artistes cubains doivent en général leur envoyer des lettes d’invitation lors de leurs déplacements extérieurs.

La onzième édition de la Biennale internationale d’art contemporain de La Havane se donne comme mission de travail « d’évaluer la relation entre l’art visuel et l’imaginaire social ». Cette saveur sociologique de l’événement correspond à une société civile cubaine qui paraît plus active que jamais, contre vents et marées. Ceci dans un contexte où dorénavant cent quatre-vingt métiers et professions peuvent être exercées à compte privé à Cuba.

La vocation internationale de la biennale semble d’ors et déjà assurée. Des figures emblématiques de l’art actuel y sont présentes : dans le sillage de la très branchée galeriste de Miami Ella Fontanals-Cisneros, l’artiste serbe de la performance Marina Abramovic y tourne une vidéo. Abramovic est toujours au centre de l’action… Le peintre viennois Hermann Nitsch célèbre à cause de ses frasques et provocations de sa jeunesse dans le cadre du Vienna Action Circle donne des conférences à La Havane, ainsi que Homi Babha, théoricien post-derridien de l’Université Harvard, connu pour ses études post-coloniales, en différence, mimétisme et ambivalence. Mille trois cent artistes, collectionneurs et galeristes des États-Unis sont présents à la Biennale de La Havane.

Parmi les exposants cubains, Juan Roberto Diago se sert de stratégies d’art conceptuel et de récupération de matériaux pour dénoncer la pauvreté – tournure ironique, car d’habitude ceci flétrit la richesse – Alexandro Arrechea du collectif Los Carpinteros présente une installation de caméras vidéo qui remet en question clairement l’excès de surveillance sociale. Les œuvres de Carlos Garaicoa se réfèrent aux gloires passées et déchéances présentes de la capitale cubaine comme théâtre urbain et de l’imaginaire… Esterio Segura habille ses voitures – vieilles et belles américaines des années cinquante qui sillonnent les routes de Cuba – avec des ailes de sous-marin dans une joyeuse et mordante polysémie.

On semble y retrouver une ambiance artistique post soviétique dans un cadre tropical, avec l’appui et l’aval des organisateurs cubains. Rien n’exprime mieux le message de la Biennale que les mots de l’artiste russe Peter Belyi, écrits dans le contexte d’une exposition new-yorkaise en 2007 : « L’artiste représente en partie un baromètre social… autant du point de vue de la matérialité de l’œuvre que du côté esthétique… ». (1) Dans leur relation avec la société et l’autorité, les artistes cubains répondent parfaitement à ce rôle de baromètre social.