Edmund Alleyn

Une importante découverte
La Suite indienne 1962-1964
« Hommage aux Indiens d’Amérique »

La Galerie Simon Blais
5420, boul. Saint-Laurent
Tel. 514 849-1165
Du 7 octobre au 7 novembre 2009

Dans la carrière d’Edmund Alleyn (1929-2004), « la période indienne » est un chapitre qui détonne : pendant deux ans l’artiste crée une oeuvre joyeuse et extrovertie, alors que sa peinture multiforme est plutôt identifiée à la nostalgie et à l’angoisse existentielle. Le cycle connu maintenant sous le titre Suite indienne, créé à Paris entre 1962 et 1964, nous offre une somptueuse vision d’allégresse aux teintes érotiques, d’une légèreté toute aérienne touchée par l’esprit de jeu. Le sentiment d’unité structurelle et émotionnelle qu’inspire le cycle de quarante-trois oeuvres, le place dans le giron du modernisme. Les oeuvres découvertes après le décès de son père par Jennifer Alleyn, la fille du peintre, ont été présentées en première chez Simon Blais sous le titre  Homage aux Indiens d’Amérique.

L’élément déclanchant cette explosion de créativité peut être trouvé dans la biographie de l’artiste.     Établi depuis quelques années à Paris, Alleyn rencontrait en 1962 Anne Chenix, artiste d’origine suisse, dont il tombait éperdument amoureux. Anne Chenix devient par la suite l’épouse d’Alleyn et mère de la cinéaste et journaliste Jennifer Alleyn.

Entre 1962 et 1964, Edmund Alleyn peint à l’huile La Suite indienne, où l’allusion tout personnelle au totémisme des Amérindiens de la côte ouest du Canada est inscrit en complicité avec un geste pictural dégagé, touché par l’imaginaire de l’enfance et sa gracieuse spontanéité – son humour involontaire. L’allusion érotique, le rouge incandescent parfois, l’icône du nu féminin, et même sous diverses formes le signe qui peut représenter le spermatozoïde et la fécondation, font tout naturellement partie de l’iconographie de la Suite indienne. Le contenu intellectuel de ces oeuvres se dévoile à travers l’émotion et le geste.

Contrairement à l’oeuvre de maturité, représentée entre autres par les cycles Indigo et Les Éphémérides avec leurs fonds noirs ou indigo troublants et métaphysiques, la Suite indienne nous laisse en mémoire ses tons joyeux intermédiaires rose, orangé, vert prairie ou vert moutarde – symphonie champêtre aux couleurs chaudes saturées – mais attention : ces tons sont à la limite de la saturation, car la couleur respire… Il y a une luminosité des couleurs chaudes. L’on aperçoit à peine le fond de toile blanc ou jaune très finement réticulé qui réussit à rendre légers les bleus, les noirs, les rouges, les orangés de ces toiles jubilatoires. Pour créer l’harmonie, ces plages de couleur sont souvent traversées par des percées, des boucles et volutes d’une calligraphie vigoureuse.

Pendant quarante ans les oeuvres de la Suite indienne se retrouvaient en dehors du regard public. Elles ont été en quelque sorte découvertes récemment dans le sous-sol de l’atelier de l’artiste, où elles étaient roulées avant d’être repérées, montées et présentées en exposition… Et pourtant, Alleyn y faisait référence dans une entrevue à Radio-Canada, le 14 juillet 1981 : «Lorsque ces tableaux sont apparus, ça faisait neuf ans probablement que j’étais installé à Paris. Je m’interrogeais aussi sur cet exil (…) Je regardais autour de moi. Je voyais toute cette peinture internationale qui se ressemblait d’un pays à l’autre, d’une capitale à l’autre. On était dans un bain de tachisme extraordinaire. Et il me semblait qu’un individu pouvait exprimer les choses qui le reliaient à une culture, à un sol», expliquait Alleyn.

L’Américanité d’Alleyn

À travers une iconographie de filiation totémique amérindienne – plumes, oiseaux, canots, talismans – Alleyn affirme son américanité, afin peut-être de pourfendre l’ambiance parisienne trop épaisse de Saint-Germain-des-Près, où il demeurait. En même temps, l’oeuvre très rythmée dans des élans push and pull, connote le jazz dont Montparnasse était un des hauts lieux européens et Alleyn reste en effet célèbre comme grand amateur de jazz. Mais sur une note patricienne, il s’inscrit peut-être dans la tendance libertaire et autobiographique très nord-américaine représentée par le poète Allan Ginsberg et le romancier Jack Kerouak. Comme eux, Alleyn faisait partie lui aussi de la génération beat.

Alleyn inscrit ses signes et icônes qui semblent devoir quelque chose aux bandes dessinées – mais de manière subtile – à l’intérieur d’un espace plastique rigoureusement bidimensionnel, allégé par des effets push and pull. L’artiste possède un sens très prononcé de l’équilibre de la composition et des couleurs. Son sens ludique permet la fusion du modernisme et du chamanisme « indien », si subtilement nord-américain. Son espace plastique rappelle l’onirisme, la recherche d’une spatialité aux connotations primitives très présente chez Miró, mais aussi chez les modernistes chamaniques Matta et Gorky. Car il ne faut pas oublier la phrase talisman d’Octavio Paz : « La modernité, c’était la plus ancienne antiquité ». (2)

Influence de l’abstraction lyrique

En fait, Alleyn, qui possède une profonde capacité de synthèse, s’approprie les courants tachistes et informels de l’abstraction lyrique parisienne : vitalisme qui privilégie la forme organique et l’instinct, comme chez Arp, Miró et Wols; calligraphie qui suggère la peinture de Mathieu… Au fil de la chronologie de la Suite indienne, les giclée et trajectoires calligraphiques qui suggèrent Georges Mathieu, cèdent la place aux icônes sexuelles et totémiques qui nous rappellent les valeurs des Indiens de la côte ouest… Ce qu’Alleyn partage avec les peintres de l’abstraction lyrique, c’est « un concept totalement osmotique de l’acte intérieur et extérieur ». (3)

Cependant, la Suite indienne fait également preuve d’une qualité iconique de bande dessinée, où les signes et symboles se déploient individuellement, dans une forme de développement narratif. Le geste pointe vers l’avenir à la fois en ce qui concerne l’oeuvre d’Alleyn et dans le cadre de l’art contemporain. L’humour et l’aspect narratif, la diffraction des motifs à peine esquissée présagent les formes plus esseulées sillonnant Indigo et Les Éphémérides, cycles de maturité du peintre, qui connaîtront un registre mélancolique, une exploration du temps et de l’espace. Les signes totémiques, le primitivisme recherché, la manière des signes de « flotter » dans l’espace pictural d’Alleyn, font penser aux compositions iconiques de Basquiat des années quatre-vingt, dont le registre sera plus dur et agressif, à l’image du milieu new-yorkais dont il était issu.

ANDRÉ SELEANU

NOTES

  1. Cité dans les notes de présentation de la galerie Simon Blais.
  2. Texte cité dans les notes explicatives de la collection de peinture moderne du Musée Banco de la Republica (Bogotà)
  3. Pierre Restany essai L’Aventure de l’art abstrait dans La Grande histoire de la peinture moderne volume 5, Skira, Genève 1982 p.35