Danielle Lauzon 2016 et 2006

Dialogue des interprétations. Essai sur la peinture abstraite de Danielle Lauzon.

La peinture de Danielle Lauzon propose un jeu intéressant au plan de la perception et de l’interprétation de l’image. Ce jeu implique un dialogue entre une vision à la fois romantique et abstraite articulée sur l’énergie et la couleur, et une interprétation de nature plus figurative. Cette deuxième interprétation nous conduit à isoler des volumes et nous laisse deviner une subtile profondeur – telle une trace de perspective – ainsi que des formes à saveur archétypale, tels des ovoïdes et des yeux d’apparence chamanique.

Ce dont on ne peut douter, c’est la sincérité de l’expression plastique, qui ne permet aucune facilité. La peinture est passionnée, sensuelle et intellectuelle – en égale mesure. En regardant ces icônes abstraites qui constituent des fortes affirmations picturales, je suis frappé par les nombreuses et aisées associations que la peinture peut susciter au plan philosophique et esthétique : les images de Danielle Lauzon sont reliées à certains arguments de Kant, de Husserl, de Heidegger. La qualité d’une œuvre d’art est souvent en fonction de sa profondeur quant aux liens qu’elle évoque : la valeur esthétique est parfois liée à la qualité des idées soulevées. S’il y a du concept dans l’art, tant mieux : la qualité des concepts est également très importante, essentielle.

Première vision : une peinture informelle

Dans un premier temps, la peinture de Danielle Lauzon apparaît comme un art purement abstrait – il ne semble pas y avoir de sous texte organique, vitaliste ou métaphysique. C’est une peinture informelle – ou aussi proche que possible d’une expression structurée purement par la couleur. L’on retient – l’on est presque hanté par les masses rouge carmin, bordeaux, sang, par les bleus marins foncés, les jaunes et les ocres. Dans quelques tableaux se profilent des formes ou des ébauches de volumes de forme ovoïde. Exécutée en général sur un support en mylar qui facilite le travail des nuances de couleur – des valeurs – cette peinture est toujours commencée par des minces couches d’acrylique (avec peu d’épaisseur), auxquelles sont superposées des tracés calligraphiques ou des faisceaux de striations et rayures en crayon de graphite ou pastel gras. J’ai été surpris par le renversement de la procédure habituelle : le dessin ne précède pas la couleur afin de suggérer des formes et des contours, mais des lignes sont crayonnées en dessus de la couleur – c’est une séquence technique qui crée ce fort sens de l’abstraction. Ainsi, dans un premier temps, on croit avoir affaire à une peinture abstraite-abstraite : une peinture abstraite avec un substrat abstrait. L’on note cependant l’intensité, la violence même de l’application en aplat des masses de rouge, bleu, d’ocre et de jaune. Le vert reste mystérieusement absent – ce qui contribue à l’intensité de l’ensemble coloré. Dans certaines images, des jaunes incandescents, comme éclairés par une lumière interne, mettent en exergue des formes ovoïdes. Il y a une énergie brute à la base de l’expression picturale.

Je note que les sources d’inspiration de l’artiste sont assez singulières : couleurs suggérées par un passage de lecture, visions de murs cueillis lors d’un voyage en Italie, couleurs et cheminées des toits de Paris… « La première chose que je vois en voyage, c’est la couleur » d’expliquer Danielle Lauzon. Impressions stockées dans la mémoire de l’artiste qui laissent leur trace en tant que ligne et couleur dans l’œuvre peinte.

Ni cartésienne, ni trop organisée, surtout pas « léchée » ou décorative, l’expression de masses chromatiques relève d’un caractère méthodique, serré – peut-être lié aux proportions relatives des zones colorées et des trajectoires crayonnées.  Les aires de couleur sont décentrées : l’évidente absence d’un centre de gravité au sein des images, la forte directionnalité des jets crayonnés qui pointe en dehors du champ pictural, tous ces facteurs de déséquilibre plus évidents – ou encore, plus subtils – indiquent une influence post-moderne dans la peinture de Danielle Lauzon. La hétérogénéité de l’espace pictural et des formes qui l’habitent constituent une caractéristique du post-modernisme.

Les dégradés et jeux de valeurs conduisent à la respiration interne de la couleur, à la circulation de l’énergie vitale inhérente à la peinture – autant qu’à la vie – appelée qi dans la théorie chinoise : à l’équilibre des souffles mâle (yang) et femelle (yin) de cette même théorie classique. Une certaine violence dans l’application de la couleur, la prédominance de l’espace plein sur l’espace vide, suggère néanmoins la prédominance de l’énergie yang sur le souffle yin.

L’expression gestuelle associée au rouleau du peintre produit ça et là des formes ovoïdes que Danielle Lauzon profile ou met en exergue par un contraste de lumières ocres et jaunes – c’est une première interprétation, un premier cheminement vers une signification liée à la figuration. Dans certaines œuvres des yeux proposent des évocations animistes : l’artiste déclare d’ailleurs son intérêt pour l’expression aborigène d’Australie. Cependant, son art de prépondérance abstraite ne donne facilement ni dans la spiritualité, ni dans l’esprit religieux, car peut-être les bleus ardoise et outremer évoquent le terrien et non pas le céleste.

L’intuition silencieuse et le noumène

L’abstraction foncière qui domine l’art de Danielle Lauzon, dans une première vision ou interprétation suggère des perspectives philosophiques telles que la chose-en-soi de Kant, le visage inaccessible de toute réalité, ou encore la perspective de Husserl, le noumène (ce qui ne peut être nommé) : « ce qui n’est effleurable qu’aux confins de l’intelligence, lorsque l’agitation des mots et des concepts cesse, lorsque l’intelligence à l’état pur n’est qu’intuition silencieuse (…) lorsque toute tentative d’accéder au monde nouménal relève de la poésie et de l’art. »(1) Il est à noter qu’en dépit de l’agitation apparente de l’expression picturale de Danielle Lauzon, cette capacité d’apprivoiser l’abstraction pointe dans un domaine du non-dit qui préfigure une première intuition husserlienne.

Si la peinture de Danielle Lauzon n’est pas transcendante dans un sens qui évoque la religion, on peut néanmoins lui trouver des ramifications métaphysiques. Un second regard prolongé effleure des perspectives existentialistes. Pierre de terre, le titre d’une série, nous rapproche de l’expérience de l’art, telle que vécue par Heidegger. Les ocres dans la peinture, ces lumières internes à la terre connotées par les contrastes de jaune et d’ocres évoquent des visions géologiques. La couleur tumultueuse ainsi que la vision géologique rappellent l’Être révélé par l’art, selon la perception de Heidegger.

Ce que l’art dévoile selon Heidegger

La couleur glorifiée par la peinture abstraite – à plus forte raison encore, dans l’expression informelle – révèle un aspect que la science ne pourra jamais expliquer. Autant la pierre, elle, est dévoilée par la sculpture : dans le présent cas un subtil environnement géologique est à son tour suggéré par la peinture. « La couleur irradie et ne veut qu’irradier. Si nous la décomposons, par une intelligente mesure, en nombre de vibrations, alors elle a disparu. Elle ne se montre que si elle reste décelée et inexpliquée.(…) Seule l’oeuvre d’art accueille la terre en la présentant comme la terre.(…) L’espace de l’œuvre est le théâtre d’un combat immémorial : le combat du jour et de la nuit. (…) Le combat entre le couvert, entre la mise en lumière et la mise en secret – Urstreit von Lichtung und Verbergung (…) Avec le surgissement des formes artistiques s’impose comme antécédente à elles, une vérité qui jusque là était restée inaperçue (…) Le recours à l’instrument d’analyse et tout aussi vain dans l’exploration que cette réserve (Verbergung) est essentielle. »(2) La peinture de Danielle Lauzon avec son discret référent géologique et son puissant chromatisme est en étroite relation avec l’intuition heideggerienne de l’art comme dévoilement de l’Être.

« La pesanteur de la pierre nous échappe. De même, l’analyse spectrale d’un tableau permet certes de recueillir quantité d’information mais n’atteint jamais ce sombre éclat de la couleur qui profondément régit en surface de la toile, » d’écrire Heidegger dans Les Chemins qui mènent nulle part.(3)

La vision anthropologique

La troisième lecture de la peinture de Danielle Lauzon a lieu peut-être sur les marges des deux premières. Elle ne s’impose pas : elle est chuchotée. Une lecture anthropologique mettrait davantage l’accent sur le symbolisme des formes comme l’ovoïde ou sur l’étrange lumière interne de certaines images qui met en relief ces ovoïdes. Nous pensons aussi aux inquiétants yeux qui hantent certaines peintures. La lumière intérieure qui dévoile une suggestion de profondeur défie la bidimensionnalité aperçue dans une première lecture. Les éléments anthropologiques établissent un lien entre la peinture de Danielle Lauzon et une vision de la préhistoire – à la rigueur avec la peinture des grottes du paléolithique. La force chromatique alliée à la charge d’attaque du dessin qui lui est superposée deviennent des voies d’accès au tréfonds de l’inconscient, comme des manières d’évoquer un temps reculé de l’humanité.

Ainsi dans l’art de Danielle Lauzon, il y a une juxtaposition de lectures alternatives, telles que des clés d’accès au contenu de l’œuvre. La première qui se présente est abstraite et caractérisée par le fort aspect tachiste ou informel dans le traitement des couleurs. Une deuxième lecture décèle peu à peu des ramifications figuratives qui mènent d’abord à une lecture existentielle de l’impact de la couleur à une descente aux sources de la préhistoire, ainsi qu’aux profondeurs de l’inconscient. La gestuelle de l’application du rouleau du peintre débouche sur une forme à charge symbolique, telle que l’ovoïde et ses associations biologiques. Contre le motif dominant de l’aplat et de la bidimensionnalité de l’espace plastique, l’espace en profondeur, tridimensionnel, se profile en douceur, la suggestion figurative multipliant les possibilités d’interprétation.

RÉFÉRENCES

  1. philocours.com – Husserl
  2. Heidegger cité et paraphrasé par Alain Vuillot L’Assise et le séjour l’Harmattan Paris 2001 p. 88 et 203
  3. idem p. 87