Claudia Bernal 2007

Art, Politique et Société dans l’oeuvre multimédia

  1. Ma vision de la Colombie

J’ai visité la Colombie pour la première fois il y a dix-huit ans. On dit que c’est un pays qui est à la fois pleinement caraïbe et andin, et, en effet, c’est ce que j’ai découvert. C’est un pays noir, créole, métisse, amérindien, Ces qualités ne se manifestent pas à moitié : elles y atteignent en fait leur plénitude. Et, ce qui est extraordinaire, c’est qu’il y a des musiques qui correspondent à la richesse, à la variété des traits ethniques. Parmi ces innombrables rythmes et musiques, l’on retrouve la cumbia, le ballenato, le fandango, le mapalé de Cartagène, la salsa de Cali, diverses chants indiens des Andes. Le pays est sillonné par trois cordillères : il s’agit de la chaîne andine qui se divise en trois branches ; le pays possède aussi de grandes plaines et d’immenses ouvertures côtières à la fois sur le Pacifique et sur la Mer des Caraïbes.

La Colombie nous renvoie avec fréquence et de manière insolite, la vision énigmatique d’une Europe révolue – avec ses valeurs, ses paysages, empruntant également le fil d’une histoire agitée et morcelée, destin politique qui me fait penser quelques fois à la Guerre de trente ans ou aux désordres des guerres carlistes dans l’Espagne du dix-neuvième siècle.   Cependant, la Colombie nous régale aussi les doux et si musicaux rites langagiers d’un régime révolu : « Gracias – a la orden, ou a sus ordenes, Merci – je me place à vos ordres » paroles à la fois d’ouverture et de soumission : politesse enveloppante, charmante; espagnol qui conserve une grâce, et parfois un sens hiérarchique d’un Ancien Régime. Un monde d’un catholicisme fervent (et d’une contre-offensive protestante évangélique aussi fervente) encouragées sans doute par la forte nécessité de l’espérance ; un monde improbable de grandes haciendas qui se font et se défont bizarrement au gré d’une interminable tourmente civile. Le voyage en Colombie est pourtant possible : avec des précautions, on peut visiter ce pays. Devant nous apparaissent, dans les places des villes, d’étonnantes églises baroques du dix-septième, blanches merveilles de proportions exquises et de solidité, reléguées au-delà du combat et de la souffrance… Domaine du Macondo, royaume de l’imagination surréaliste d’un Garcia Marquez. La chanson traditionnelle accompagne encore les gestes quotidiens des gens – surtout en province, ailleurs qu’à Bogotà – car, tous les vendredis et samedis, cette capitale semble soumise plutôt au son du rock américain.

J’ai découvert en Colombie un art très puissant, traversé par des énergies chamaniques. L’existence de cet art n’est pas d’hier : par exemple, déjà à la fin du dix-septième siècle Gregorio Vasquez y Ceballos était grand peintre à Bogotá, où il a passé toute sa vie. Un remarquable artiste poursuit sa carrière en dehors de la métropole coloniale. Dessinateur d’un rare talent, il a peint et dessiné beaucoup d’images de la vierge Marie, que l’on peut voir au Museo Banco de la Republica – vierge toujours représentée sous les traits d’une femme splendide. Elle est bien colombienne cette adulation de la magie physique des femmes. Au vingtième siècle, l’art colombien s’épanouit. Les peintres Botero, Enrique Grau, Francisco Obregon qui abondent en couleur et émotion, le sculpteur post-cubiste Eduardo Negret, font partie du panthéon récent de l’art colombien.

Les universités colombiennes des grandes villes – la Javeriana, la De los Andes à Bogotà, San Bonaventura à Cali, Universidad de Antioquia à Medellin – cultivent une éducation souvent très raffinée, de filiation latine et méditerranéenne, adoptant une conception de la culture, une optique de l’éducation, plutôt européenne et française que nord-américaine.

L’œuvre de Claudia dans le contexte colombien

Si je comprends bien l’œuvre de Claudia, qui englobe autant son corpus de gravure que le genre performance installation vidéo, sa vision artistique s’adresse au vécu du peuple colombien.  Notez bien : le vécu du peuple à l’opposé de l’expérience des élites. Car Claudia est issue d’un milieu populaire de Bogotà, marqué par une éthique de travail et de survie. Ce sont les élites, elles, qui, de manière subtile, sournoise parfois, imposent la violence. On le sait, la Colombie est aussi un pays de violence : elle peut se manifester dans le milieu familial, comme – d’un manière infiniment plus grave – elle risque d’être subie aux mains de l’armée, des paramilitaires, de la guérilla…

Même dans ces conditions qui peuvent être tourmentées, invivables, souvent mortelles, au milieu de cette violence profuse ou sporadique, l’instinct artistique s’épanouit, il fait irruption – surtout dans la musique, mais sur toute l’étendue du registre des arts plastiques, qui se présentent fréquemment comme l’image ou la mémoire de la tradition populaire récupérée ou adaptée dans la tradition cultivée.

Esthétique de l’œuvre Faits du même sang

Un souffle chamanique, une dimension magique infusent l’œuvre de Claudia Bernal. Trois semaines avant la soirée de cette table ronde, Claudia m’invitait dans son atelier, pour que je puisse assister au processus de création de l’installation Faits du même sang. Comme par miracle, au niveau de la poitrine et du plexus solaire, j’ai eu le feeling de cette ambiance unique de la vallée du Rio Magdalena et de la Colombie atlantique : Claudia a su créer avec des matières chaudes un environnement chargé d’une particulière énergie. Grâce à une chevelure de femme, en utilisant de la fibre de tente végétale, un filet de pêcheur, un fauteuil de grand-père – l’artiste évoquait non seulement la sensualité, mais aussi ce sentiment de peur, de terreur, qui caractérise les régions du centre nord de la Colombie.

Il y règne une douceur, on sent la chaleur des gens noirs, mulâtres, métisses ; les rythmes de danse – cumbia, ballenato, mapalé – et soudainement, comme du néant, la catastrophe surgit.

Ces juxtapositions d’énergies contradictoires sont très différentes de ce que l’on pourrait imaginer ici à Montréal.

La chorégraphie me suggère l’amour maternel, certes, mais aussi un affolement entre la terreur et une sensualité – n’est-ce pas – une unité réalisée parmi des qualités contradictions, que la danse contemporaine sait faire ressortir. Ce qui m’interpelle dans l’art de Claudia, mais en fait dans l’art colombien en général, c’est l’unité dans la diversité d’éléments, qui laisse apparaître un sentiment, une vision cosmogonique unitaire. Dans son œuvre, Claudia laisse une grande place à l’élément populaire, fusionné à l’idiome artistique contemporain.

L’unité cosmogonique qui marque l’art colombien, échappe largement à’éclatement conceptuel post-moderne, collage d’éléments esthétiques hybrides et intellectualistes, morceau de bravoure qui mime et parodie la logique formelle. L’art conceptuel standard du Nord de tendance académique contraste avec l’unité émotive qui caractérise à mon avis l’art colombien. Celui-ci est créé dans l’unité de perception et de sentiment, même devant la tragédie la plus intense. Le cœur y est pour quelque chose dans cet art de l’émotion et de la sensation.

Ou bien, devant le crime, on ne réagit qu’avec le corps entier, l’on ne peut se permettre de vaines spéculations intellectualistes.

En effet, l’installation de Claudia Bernal est caractérisée par l’unité thématique et émotive. Sa vidéo, qui met en avant des entrevues avec des réfugiés pauvres de la région du Rio Magdalena capte aussi très bien dans des longues séquences la texture huileuse et chaude des eaux de ce fleuve.

La violence peut s’y perpétrer contre les gens ordinaires, car là-bas, l’homme du peuple est très doux – et selon un schéma qui possède une aura très chrétienne, l’on peut imaginer le diable qui massacre des agneaux innocents.

Dans cette vidéo, les pêcheurs, les femmes que l’on voit semblent faire preuve d’une harmonie, d’une cohérence existentielle, d’une qualité d’être directe et entière, qui défie les tentatives d’explication rationnelle. C’est une question, vraisemblablement, d’un archétype, d’un egregor en contact avec la nature et avec certaines énergies magiques africaines et amérindiennes.

C’est un immense crime de s’attaquer à ces miracles humains de la création, à ces cultures sensuelles, spirituelles et subtiles qui expriment au plus haut degré la sensibilité humaine, nonobstant une apparence de pauvreté.

Avant d’être attaqués par des soldatesques paramilitaires, ces pêcheurs vivaient dans leur simple paradis terrestre. À travers la Colombie, les déprédations et massacres entamés par la Conquista semblent avoir acquis un caractère éternel, comme des émanations d’une nécessité de violence.  La rapine des terres indigènes, et la quête enfiévrée de l’or par les Conquistadores, sont maintenant amplifiées dans une rapine systématique de toutes les ressources de la terre, et surtout, par le forage pétrolier qui troue et qui dévore la terre. Les jungles de la province de Chocó sont rasées, les populations sont exterminées ou expulsées et des rémunératrices cultures de palmier producteur d’huile y sont plantées à la place des forêts tropicales.

Parallèle avec la situation de l’Afghanistan

Ce qui se passe en Colombie entretient des rapports avec d’autres situations tragiques dans le monde. Il n’est pas rare depuis une trentaine d’années, que des cultures raffinées et hybrides, des milieux multiethniques subtils créés au cours des siècles ou des millénaires, soient déchiquetés par des voyous, des forces cupides et désespérés en quête de ressources naturelles ou d’avantages géopolitiques.

En fait, ma réflexion porte sur la Colombie, mais elle peut aussi s’appliquer à un pays asiatique très éloigné de la Colombie, l’Afghanistan. Ce pays multiculturel, est également dépositaire d’une grande richesse ethnographique, ayant des racines à la fois dans la culture sinique, dans l’hindouisme et dans un ensemble d’anciennes tribus indo-européennes. Le terroir afghan recèle même des ruines hellénistiques, et parmi les peuples de ce pays l’on retrouve des descendants des armées d’Alexandre le Grand.

En Afghanistan, la modernité a manifestée son visage destructeur à travers l’invasion soviétique en 1979, et, d’une autre manière, suite aux prédations, à l’ignorance, et à une forme de nihilisme islamiste des Talibans. Maintenant, cependant, c’est l’Amérique du Nord, l’Extrême Occident, qui veut apporter en Afghanistan une supposée démocratie et un bonheur de type occidental, tout en massacrant une bonne partie de la population, afin de pouvoir implanter cette démocratie. Je mentionne le cas afghan, pour illustrer un autre cas de pays agressé, qui me paraît entretenir des rapports avec la situation colombienne.

La mosaïque ethnique colombienne, elle, est détruite intérieurement par des groupes armés qui l’exploitent, la cannibalisent afin de pouvoir extraire le pétrole, cultiver la coca, créer d’immenses propriétés d’élevage de bétail : depuis l’extérieur, le pays doit subir l’intervention à long terme des Etats-Unis. Actuellement, le Canada est de la partie, en exploitant en alliance avec des rapaces partenaires locaux ou étrangers le pétrole et des gisements miniers en Colombie. L’on constate en effet, que partout où il y a rapine des ressources minérales et naturelles, il y a un processus d’annihilation et de déplacement de ses habitants, avant de commencer à violer la terre.

Le thème indigène exprimé dans la troisième performance du cycle Faits du même sang

Dans la troisième performance, il se dessine un rapprochement, et temporairement, une réunion de deux sensibilités amérindiennes  – les motifs colombien est canadien sont entrelacés.  Les thèmes tendent vers une harmonisation à travers la danse de Claudia, avec son instinct et sa spontanéité, qui évoquent des chamanismes indigènes. Claudia improvise son mouvement, qui emprunte quelque chose à la peinture gestuelle, elle danse aux cadences envoûtantes de Natalie Picard, percussionniste des Premières Nations du Canada. Natalie l’accompagne, en frappant un petit tambour des Amérindiens de l’Amérique du Nord.

Le thème de liens qui rapprochent des cultures indigènes géographiquement éloignées est clairement évoqué grâce à ces actes fugaces et mémorables de fusion des arts. Les pas de Claudia nous transportent peu à peu dans l’univers de magie et de crainte de la région du Rio Magdalena Medio, milieu incertain, énigmatique et touché par une beauté secrète et indélébile. La percussion de Natalie Picard évoque des correspondances entre les sensibilités des Amérindiens du Nord et du Sud, ce sont des sons qui éveillent le sens d’une solidarité subtile, forgée dans la souffrance. La performance de Claudia nous inspire une angoisse croissante ; l’installation déployée autour de la piste de danse contribue elle aussi à la sensation de malaise : et dans un processus de découverte d’associations complexes qui naissent au milieu d’un spectacle, le spectateur effleure à côté de l’inquiétude, le sentiment protecteur d’une mère pour ses enfants. Danaë, la fille de Claudia, qui a douze ans, participe aux côtés de sa mère, à une étape de la performance. Le rapport entre la mère et sa fille, l’évocation prégnante de l’instinct maternel, nous aide à mieux saisir la gravité de la thématique abordée par l’oeuvre.

Un élément crucial de l’installation qui entoure la scène de danse, c’est le fauteuil vide du grand-père, nommé en Amérique du Nord lazy boy. Cette image du fauteuil vide sur la véranda prend une tournure précise, dans le contexte de la réalité de des villes et villages du Magdalena Medio. C’est dans cette région martyrisée par les paramilitaires, que Claudia est allée en 2005 pour faire des recherches afin d’échafauder son œuvre et de tourner sa vidéo.

Le fauteuil est un élément typique d’une véranda antillaise, et de la maison du Rio Magdalena… en fait, ce fauteuil du grand-père pourrait également faire partie du décor d’une maison dans la campagne québécoise. Voilà une référence « interaméricaine » qui, pour ainsi dire, survole mers et continents, un signe qui nous touche ici, au Québec, au plus profond de nous-mêmes, un trait symbolique d’union entre générations et cultures.

Fauteuil vide… Image éloquente gravée quelque part dans notre mémoire: cette vision nous a rattrapés vers la fin des années quatre-vingt-dix, ici même au Canada, dans les séquences fuyantes, cinglantes des bulletins de nouvelles télévisées : reportages qui illustraient le marasme colombien. Nous apercevions dans ces images télévisées des scènes de villages où des paramilitaires venaient de passer … visions obsédantes d’une véranda, vues de silence, de cette absolue immobilité qui succède aux expulsions, lorsque les gens ont été chassés après un massacre.

La performance et la revendication politique autochtone

Le village métissé du Magdalena Medio est une expression de cette Colombie populaire aux fortes racines autochtones. L’œuvre de Claudia dénonce d’un même trait les crimes contre les gens humbles – soixante-dix pour cent de la population colombienne – mais, en même temps, les sévices contre les populations autochtones, qui souvent côtoient les groupes métissés. Le rythme hypnotique de Natalie Picard, une cadence amérindienne d’ici, réussit à faire le lien entre le présent colombien et l’histoire tourmentée des Amérindiens du Canada. Le concept d’une lutte identitaire menées par les Premières Nations, produit un lien entre ces deux situations du Nord et du Sud. L’œuvre nous suggère également la réflexion que la Colombie et le Canada recèlent tous les deux un important contenu indigène, non seulement dans leur composition ethnique, mais aussi dans les mentalités collectives formées dans le métissage au cours des siècles…   En y pensant plus à fond, nous pourrions affirmer que si l’oppression est aujourd’hui active et meurtrière en Colombie, elle a aussi eu lieu au Canada : la bureaucratie d’état a su comment diminuer la population amérindienne au cours du dix-neuvième et du vingtième siècles. Les enfants autochtones soumis au lavage de cerveau et à des violences et sévices sexuels pendant des décennies dans les « écoles amérindiennes de réserve – residential schoools » administrées par des religieux à travers le Canada, font partie d’un volet canadien possiblement équivalent à la violence qui sévit en Colombie.

Faut-il aller aussi loin que le préconise Xavier Solar, indigéniste canadien d’origine péruvienne, avocat radical de la culture indigène, et exiger des pas d’effacement total de l’héritage européen en Amérique latine, comme acte de revanche contre tous les crimes et humiliations que le colonialisme européen ait pu infliger aux Amérindiens ? Faut-il rebaptiser toutes les villes aux noms maintenant espagnols et portugais, en les dotant de noms indigènes, comme le propose Solar ?   Je ne le crois pas. Cependant, les peuples indigènes et leurs héritages culturels doivent être reconnus, les victimes de violences récompensées, et enfin, les Autochtones pourraient se départir du sentiment de crimes et d’injustices commises à leur égard. Une œuvre, telle que celle que nous propose Claudia, encourage cette prise de conscience loin des villages et des milieux amérindiens.

La vidéo intitulée Faits du même sang

Ce qui m’a frappé dans cette œuvre, élément essentiel de l’ensemble multimédia proposé par Claudia Bernal, c’est la qualité du paysage sonore qui suggère fortement le sens du voyage, le son folklorique qui reste gravée dans notre mémoire. La vidéo a été projetée après la performance happening qui inclut la danse. Les sonorités semblent appartenir à la nature : même le bruit des moteurs de chaloupe capté par la vidéaste possède une qualité biologique ; il y a aussi une palette de bruits harmonieux du village colombien : le coq qui chante, le chien qui aboie, ainsi qu’une toile de fond sonore rythmée aux cadences du mapalé, musique hybride qui évoque toute une mémoire africaine du Rio Magdalena et des côtes caraïbes colombiennes… Dans ce récit filmé d’une rencontre, celle de la vidéaste avec les villageois déplacés du Magdalena Medio (les gens qui ont dû se réfugier suite aux massacres et aux occupations violentes de leurs terres) le style du documentaire arrive à se confondre au film d’art.

Aujourd’hui, la photo d’art et la vidéo traitent fréquemment du domaine social et politique. Le questionnement existentiel frisant l’absurde et le burlesque de Jeff Wall, l’archéologie industrielle photographiée par Ed Burtinsky, la destruction du paysage captée dans les photomontages par la photographe québécoise Isabelle Hayeur, occupent des registres entre la réflexion et la protestation politique.

Pour Claudia Bernal, art et politique sont des notions presque synonymes, et par tempérament je suis d’accord avec elle. Je me rappelle aussi qu’au milieu des années quatre-vingt-dix, il y avait une école de pensée académique qui préconisait une espèce de « pureté » de l’art, d’isolement splendide de l’art face à la politique. Quelle curieuse illusion, car l’art et la vie sont étroitement imbriquées. L’art et la politique doivent coexister, les catégories peuvent collaborer et se confondre, pourvu que l’exigence de qualité soit respectée.

Vers une métaphysique de l’être indigène

L’œuvre de Claudia, qui combine la vidéo, l’installation et la performance, possède comme point de départ la tragédie qui accable le paysan, l’homme du peuple – non seulement dans le Magdalena Medio, mais partout ailleurs en Colombie. Épaulées par les États-Unis, des forces politiques colombiennes, officielles et officieuses –les paramilitaires – déploient sur le terrain des soldatesques armées qui martyrisent des populations métisses et indigènes sans défense. La guérilla terrorise, elle aussi la population – en posant des mines, par exemple, tout en prétendant de défendre les gens du peuple. Ce que l’artiste réussit à accomplir, c’est de traduire dans une expression artistique la complexité d’une situation, sans se renfermer dans l’unidimensionnalité d’une dénonciation. La dénonciation du crime est pourtant claire et fervente, mais la compréhension de Claudia pour les gens qu’elle dépeint, son entendement de leur beauté intérieure, de leur musicalité – dimension colombienne, s’il y en a- nous conduisent à une vision esthétique de paix, à la perception d’un avenir au-delà de la douleur. Claudia introduit l’aspect indigène, l’héritage indigène, qui sous-tend le tissu social et qui tient, grâce à son contenu culturel et humain, une promesse secrète d’harmonie. Faits du même sang… C’est ce que l’artiste partage, c’est en fait ce que nous partageons aussi, avec l’héritage des Premières Nations. La conscience de l’environnement cruel infligé aux habitants du Magdalena Medio nous oblige à affronter l’essentiel de la condition humaine : dans sa création, l’artiste accepte de traiter de l’essence éthique de l’homme. Aller au cœur de la condition humaine – justice, beauté, vérité – c’est affirmer la négation de la plasticité manipulatrice, condition que la technologie barbare inflige aujourd’hui à l’humanité entière. C’est le renvoi catégorique des valeurs du factice, de la narcose actuelle des consciences dans le sommeil du sentir de « l’empire-enfer » numérique.

L’œuvre indique discrètement une voie vers un dialogue avec les dieux ou les divinités. La vidéo filmée sur place dans le Magdalena Medio introduit de manière palpable la dimension indigène. C’est dans le cadre du message écologique de l’héritage indigène, dans les valeurs de vivre en commun, de respect profond de la Terre qui devient être vivant– Pachamama, la terre mère en langue quetchua – que nous aurons un avenir. Je considère que c’est dans ces valeurs, dans la philosophie d’une nature ressentie profondément, que l’on puise dans le savoir indigène, le long d’un arc géographique à la fois frêle et tenace qui s’étend depuis la terre des Inouïts dans l’Arctique, jusqu’à la Terre de Feu au Sud, qu’il y peut y avoir un salut de la planète et de notre intégrité. Il s’agit dans l’œuvre que nous considérons de la sacralité de toute la création – celle de la Terre, ainsi que celle de ses habitants. Ces valeurs sont très loin d’être mises en pratique, mais il faut y arriver. Il n’y a pas d’autre choix.

Le savant écologiste Ricardo Petrella, Italien qui enseigne à l’Université catholique de Louvain, dans son livre qui vient de paraître intitulé Pour une nouvelle narration du monde (1), mentionne l’importance de l’autre dans la perception que nous avons de nous-mêmes. Il foule un sol amplement exploré, celui d’un humanisme et d’un existentialisme déjà exprimés dans l’œuvre de philosophes tels que Martin Buber et Emmanuel Lévinas.

L’œuvre de Claudia nous parle à un niveau, qu’elle décrit et définit clairement, de l’autre, du Colombien soumis à la terreur, du paysan métis du Magdalena Medio, mais elle nous parle aussi de nous, de notre histoire amérindienne à nous, ici au Canada et au Québec, du contenu amérindien que nous partageons avec nos frères du Sud (même ceux d’entre nous qui ne sommes pas des Premières Nations). Ricardo Petrella nous parle du concept d’humanité – élément essentiel, dans le cadre d’une vie planétaire menacée.  Selon ce concept, Petrella dit que nous nous devons d’avoir une perception accrue des autres cultures, parce qu’il s’agit également de nous-mêmes. Dans son cycle de performances installation et vidéo intitulé Faits du même sang, Claudia Bernal a souscrit également à cette vision.

Références

(1) Ricardo Petrella – Pour une nouvelle narration du monde, Les Éditions Écosociété, Montréal 2007