Biennale La Havane 2015

L’espoir retrouvé
La quatorzième Biennale de la Havane en 2015

Du 22 mai au 22 juin 2015
Thème officiel : Entre l’idée et l’expérience

Dédiée en grande partie à l’art urbain, la Biennale de La Havane de 2015 constitue une invitation à découvrir la capitale cubaine et le pays tels qu’ils sont, moins le fard indéologique. La biennale marque en même temps un nouveau départ dans les relations culturelles de Cuba avec l’étranger – surtout avec les États-Unis – les présentations éparpillées à travers la capitale aident à comprendre cette ouverture, ainsi qu’à définir une identité cubaine revisitée. La rhétorique de l’ouverture a été celle de présenter la société cubaine à travers sa diversité ethnique et grâce aux prouesses d’un art d’autocritique sociale, surtout dans le cadre d’une exposition d’art de l’installation urbaine intitulée Detras del Muro. (Derrière le mur).

La biennale avait lieu au cours du mois qui précédait la reprise des relations diplomatiques avec les États-Unis, le 21 juillet 2015. Le titre de la biennale Entre l’idée et l’expérience a permis une thématique esthétique tous azimuts centrée sur le dialogue entre cultures, et sur ce moment dans le temps, qui est celui de reprise des relations diplomatiques avec le voisin du Nord. Le titre laisse une grande latitude à la capacité du public de rechercher, d’imaginer…

Trois personnalités clé de l’histoire de l’art contemporain, Michelangelo Pistoletto (Italie), Daniel Buren (France), Joseph Kosuth (É-U) ont contribué à réinscrire la biennale dans les courants porteurs de l’art actuel.

Buren, pionnier de l’art urbain et conceptuel, a marqué certains maisons et stations de tramway de ses raies typiques en noir et blanc : des oeuvres-signes inscrites dans le tissu de La Havane. Ainsi, il a invité les touristes – les spectateurs – à la flânerie : « Ce ne sera pas une biennale pour collectionneurs et galeristes, mais pour connecter avec la ville », précisait l’artiste.

Joseph Kosuth, dont l’influence sur l’art contemporain était inégalée au cours des années soixante, et par la suite, a été en 2015 curateur de la présence artistique américaine à La Havane. Il y donnait aussi un cycle de conférences sur l’art actuel. La pensée de Kosuth prône UNe idée clé : l’art contemporain est la continuation de la philosophie, qu’il peut aussi remplacer. Cette biennale s’inscrit largement dans la vision théorique de Kosuth. Lorsque la ville entière est un espace d’exposition et l’art met en exergue le tissu urbain, tout en suggérant aux spectateurts des pensées qui vont au-delà de la vision esthétique, on peut parler d’un art qui est une sorte de philosophie appliquée, dans un sens qui correspond aux visées de Kosuth.

Wild Noise de Brooklyn et Sergio Hernandez de Oaxaca

Dans le cadre de la reprise des relations culturelles entre Cuba et les États-Unis, le Musée du Bronx présentait cent artistes de sa collection au Musée national des Beaux-Arts de Cuba, dans l’événement intitulé Wild Noise. Les artistes américains Tseng Kwong, John Ahern et Rigoberto Torres exposaient des oeuvres d’orientation sociologique. Tseng Kwong proposait des sculptures réalistes très pop-art représentant des citadins du South Bronx. La vidéo, l’installation, la photo était au rendez-vous dans cet événement, mais on avait droit de se dire c’est du déjà vu, tout en appréciant l’importance historique et diplomatique de cette exposition.

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Dans des salles situées de l’autre côté de l’escalier de marbre blanc du Musée national des Beaux-Arts, avait lieu la restrospective du grand peintre mexicain Sergio Hernandez de Oaxaca. Il exprime dans un langage pictural basé sur un mouvement insolite de pictogrammes le désespoir et la joie, l’euphorie, et surtout – mexicanité oblige – la présence de

 la Mort amie, qui ne contrarie pas… Il y a des fins réseaux de signes et de symboles… Sergio Hernadez semble touché par des influences de Keith Haring, Cy Twombly, Mark Tobey, à travers un chromatisme de deux ou trois couleurs, mais son art est tout à fait unique et doit quelque chose à l’esprit amérindien. Duvier-del-Gado-(Chaise)

À travers le rapport spatial et architectural entre l’expositon Wild Noise et la rétrospective Hernandez, les commissaires de la biennale mettent en exergue deux formes « d’américanité » : celle du Nord, marquée par l’anomie sociale et une forme d’individualisme liée à la concurrence, et d’autre part, l’Amérique indigène traditionnelle, interprétée par l’écriture picturale de Sergio Hernandez.

Alors que la biennale de La Havane était conçue à ses débuts en 1984 comme vitrine artistique du Tiers Monde et de ses revendications révolutionnaires face aux biennales de Venise et à la Dokumenta de Kassel, vues comme appartenant à la sphère des riches, en 2015, la biennale de La Havane s’inscrit on dirait entièrement dans le moule courant des biennales. Certes, une grande fresque dédiée au martyre de quarante-trois étudiants assassinés au Mexique en 2014 à Atzotynapa dans l’état de Guerrero dans le contexte de la terrible vague de violence liée au narcotrafic, était présentée à Romerillo, en banlieue ouest de La Havane : cette fresque respire la tragédie et l’indignation morale.
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Cependant, le « temple » artistique Fabrica de Arte, du quartier de Vedado, avec ses bars et restaurants, son atmosphère de fête huppée, sa peinture branchée et son foisonnement audio-visuel, pourrait très honorablement faire partie du paysage culturel de Londres, Hambourg ou Milan… Alors que la presse quotidienne de Cuba maintient clairement un ton marxiste et révolutionnaire, la biennale de 2015 participe corps et âme aux cogitations et aux rituels post-modernes.

La Conga

La réunion de l’art et de la vie, thème guide de la biennale, n’était nullement mieux illustrée que dans le spectacle d’ouveture de l’événement, dans un site torride : procession dansante afro-cubaine- la Conga – à Regla, ancienne municipalité placée vis-à-vis de La Havane, de l’autre côté de sa baie. Sur un trajet d’un kilomètre et demi, danseurs et danseuses afro-cubains en tenue tribale, avançaient parfois avec le dos orienté en avant, en direction de la marche, au rythme retentissant des tambours. C’était une manière de souligner la complexité ethnique de Cuba, ainsi que la résilience de son art traditionnel.

Une bonne partie des expositions avaint lieu dans des sites privés. Dans un élégant et spacieux appartement d’agencement très minimaliste et surplobant le littoral atlantique (El Apartamento) à Vedado, exposaient quelques-uns des artistes cubains les plus innovateurs. Parmi ceux-ci, Yornel Martinez, peintre, sculpteur, artiste conceptuel, exposait quelques oeuvres de forte charge psychique. Un globe terrestre haut-en-couleurs projeté sur un fil métallique s’ouvre sur des riches possibilités poétiques et conceptuelles. Il peut évoquer l’art conceptuel brésilien des années soixante, celui de Lygia Clark et Hector Oiticica, dont les objets simples forgent des visions transformatrices. Martinez, pour sa part, explore la dialectique entre le signe et l’oeuvre sensuelle.

Dans la même galerie, Levi Orta, artiste cubain, présente des vidéos de leaders politiques – Berlusconi, Clinton, Putin – effectuant des performances musicales comme chanteurs, saxophonistes etc. On quitte avec l’idée que le politique rejoint – est apparenté – au grotesque.

Le Malecon

L’art politique se déploie amplement sur le Malecon, célèbre boulevard qui longe le littoral havanais. Le ludique y côtoie le tragique. Ici, l’art public – registre de base de la biennale – manifeste sa diversité. Le symbolisme est frappant. Cette présentation, sur fond d’horizon atlantique, s’intitule Detras del Muro. Le titre n’est pas sans évoquer un autre célèbre mur, celui de Berlin. Sous le titre Inauguration d’un jardin, Victor Manuel Piverno Barrios présente une enceinte circulaire délimitée par un furieux rouleau de barbelés… Tout commentaire est inutile.

Un très haut siège en bois, qui semble se hisser sur « deux étages », aide à mirer le détroit de Floride, en face… vers l’inévitable grand pays voisin, source de fantasmes, rêves et terreurs. Des oeuvres comme celles-ci expriment le dit et le non-dit, en articulant l’identité cubaine qui inclue cette fois un clair contenu critique.

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Victor Manuel Piverno Barrios

Côtoyant des oeuvres qui stimulent la réflexion mélancolique, d’autres installations et sculptures adressées aux enfants et aux flâneurs, semblent vouloir déclancher la joie. Collé au Malecon du côté sud, l’artiste américain Duke Riley, crée un patinoire en matière plastique, qui possède la qualité glissante de la glace. Sous des tropiques torrides, des enfants s’adonnent à la joie du patinage. À quelques coins de rue plus loin, Arles del Rio, artiste cubain, déverse des cargaisons de sable, il y pose des palmiers, et crée une plage temporaire au-dessus de l’escarpement rocheux du Malecon. À sa manière, cette installation évoque le slogan ludique de Mai ’68 : « Sous les pavés, la plage! ».

Figure de proue de la présence canadienne à la biennale, le Montréalais Stéphane Gilot, artiste affilié à la Faculté des arts de L’UQÀM, présente une Chapelle, installation d’inspiration architecturale dans le hall d’entrée d’une grande banque, Rue Obispo, artère principale de la Vieille Havane. Partie d’un cycle intitulé Plans d’évasion, cette chapelle qui évoque à la fois la vie monacale du Moyen-Âge et un igloo, s’inscrit dans ce que Gilot décrit comme « morphologies d’idées en partie réalisées visuellement ». À l’intérieur il a crée un surprenant confort psychique : teintée de rose, cet enceinte intime facilite la communion interpersonnelle. Une bande de son anime l’espace tout en se fondant avec le son ambiant de la rue. Fortement influencées par la littérature et l’architecture, les oeuvres de Gilot s’ouvrent sur des possibilités architecturales et même sociales…

Connu pour sa virtuosité de dessinateur, d’artiste en techniques mixtes, et son intérêt pour la génétique, Ed Pien de Toronto, s’essaie à la vidéo semi-documentaire dans sa prestation à la biennale. Sa vidéo s’intitule Idea of Time, et consiste d’entrevues sut le thème de la perception du temps avec des personnages d’un très modeste asyle de personnes âgées quelque part à Cuba. On constate une espèce de cruauté en filigrane dans le rapport de l’artiste avec ses « invités », ainsi que des carences conceptuelles, de quelque chose d’incomplet, dans cette tentative de cerner un temps subjectif.

La Biennale de La Havane, à travers cette quatorzième édition, « pousse ses pions » sur l’échiquier de l’art international. La Havane est en train de devenir, grâce à la variété et au calibre des personnalités invitées, par sa capacité de médiation entre le Nord et le Sud, une capitale incontournable du monde de l’art.