
Le visage en exergue
Remake-up
Galerie [sas] www.galeriesas.com
372, Ste-Catherine ouest, espace 416
(514) 878-3409
Du 2 juin au 7 août 2010
Réitération
Galerie de l’Alliance française
352 rue Maclaren Ottawa K2P 0M6
(613) 234-9470
www.af.ca/ottawa
Du 3 novembre au 4 décembre 1010
Confrontés aux rythmes de l’évolution technique et aux gageures d’un espace social qui s’apparente de plus en plus à l’espace virtuel, lorsque le génie génétique a une profonde influence sur l’être, les hommes sentent planer sur eux des menaces multiples. Ariane Thézé est une artiste qui a choisi de reconnaître et d’affronter les défis actuels à travers une création multiforme. Elle aborde avec rigueur et raffinement le malaise et l’intérêt que celui-ci suscite, et ses registres artistiques qui incluent la photo, la gravure, la vidéo et une forme de performance photographiée, offrent une large place à l’autoreprésentation.
Deux expositions de l’été et l’automne 2010 donnent la mesure du parcours d’Ariane Thézé, qui depuis vingt-cinq ans sillonne d’amples territoires du multimédia, en maintenant une concision rigoureuse (cartésienne même) dans la formulation de son oeuvre. L’événement proposé par le centre culturel de l’Alliance française d’Ottawa offre une image variée du parcours de carrière de l’artiste montréalaise en mettant en exergue des visions photographiques du corps, alors que l’exposition de la galerie SAS décrit des métamorphoses du visage féminin dans une esthétique qui met en cause l’identité personnelle.
Le corps et le visage, voilà les motifs centraux du travail d’Ariane Thézé. On les voit en photo, vidéo et gravure, accompagnés ou parfois transformés par divers degrés de traitement numérique.
Dans la présentation d’œuvres créées entre 2007 et 2010 proposées par la galerie [sas ]et rassemblées sous le titre Remake-up, le visage photographié de l’artiste repose sur un fond d’image souvent retravaillé de façon numérique. Signe distinctif de notre temps de changement à la fois flou et vertigineux, le visage offert est marqué à la fois par des traits qui reflètent les mouvements d’une âme, ainsi que par une troublante expression de nature très générique, en quelques sorte dépersonnalisée. On pourrait parfois penser à une vision de catalogue de mode, mais également à la belle au bois dormant, à la nature ambiguë du clone, et même aux visages ovoïdes dans l’oeuvre sculptée de Brancusi…
La force des oeuvres d’Ariane Thézé est en grande partie attribuable à sa capacité de trouver une expression artistique pour ces états intermédiaires, ineffables, aux possibilités de gestation d’un “homme nouveau”, en somme d’un nouveau type d’existence psycho-somatique.
C’est en fait la perspective d’une humanité transformée qui devient sérielle… L’artiste se manifeste visiblement sans angoisse face aux contingences d’un proche avenir.
Il faut peut-être nuancer le propos, indiquer que l’intention de l’artiste ne peut être formulée de manière si linéaire. Le spectateur est convié à tirer ses propres conclusions, dans un esprit de distinction entre la création et la réception de l’oeuvre.
“Je cherche à toucher la sensibilité des gens”, explique Ariane Thézé. “Derrière l’oeuvre, il y a une démarche. S’il y a une esthétique et une sensibilité, et ceci s’inscrit dans une démarche, il s’agit de création artistique”. L’artiste continue en en faisant démarquer les frontières de fait assez fluides entre la création et la réception de l’oeuvre. “Une fois l’oeuvre montrée, elle va au-delà d’une représentation uniquement personnelle pour l’artiste… L’oeuvre cherche à questionner sur un avenir des plus proches”.
Dans Remake-up, un volet majeur du questionnement tourne autour du regard. Comment l’artiste obtient-elle ces expressions inclassables, à la fois repliées sur soi et orientées vers l’extérieur? Est-ce le résultat de l’éclairage du plateau qui est à l’oeuvre, du travail numérique? L’expression du visage féminin aux yeux fermés de Remake-up No. 4 évoque à la rigueur l’oeuvre Mlle Pogany de Brancusi. Une exubérance “brésilienne” avec une dominante écarlate embrase le portrait No. 1, dont le regard encadré d’une perruque blonde est obliquement tourné vers le haut. “Les yeux jouent un rôle important dans l’élaboration de l’image du corps”, écrit Ariane Thézé. “Quand je filme, je me regarde, les yeux constituent le point focal de confrontation, en tant que foyer, source et lie de pénétration de la lumière, en tant que centre d’attention que l’individu porte sur lui-même”.(1)
Dans des oeuvres précédentes dont l’exposition de l’Alliance française offre un ample aperçu, Ariane Thézé fait une place importante au corps proprement dit, au mouvement ambigu, et le visage baigne à dessein dans le flou. Ariane Thézé souligne le rôle déterminant du travail numérique dans la définition de l’oeuvre. “Les pixels peuvent enlever l’identité comme une censure”, explique l’artiste. Tout le domaine de l’interdit officieux dans le monde actuel est visé. La série Vision de nuit et images infrarouges (2005) démontre “l’ambiguïté et l’indétermination de soi par rapport au médium”, pour reprendre l’expression de l’artiste. Ariane Thézé réalisait la série de photos imprimées sur toile à partir de dispositifs de vision infrarouge utilisés par l’armée. C’est la chaleur même des corps photographiés qui créent les images, surprenant ainsi la fragilité infinie du corps devant la panoplie des agressions technologiques qui contribuent à la frayeur ,à l’éradication de l’identité.
Dans la gestation de l’oeuvre, il y a un aspect ludique ainsi qu’ auto référentiel. “On retrouve parfois dans le travail de l’artiste un choix de médiums différents, pour créer des oeuvres inédites en réutilisant des oeuvres antérieures. Ainsi, une idée naît de dessins esquissés, des photographies sont alors prises et une série d’oeuvres photographiques prend forme. Suite à celles-ci, l’artiste peut réaliser une vidéo en partant de la même idée.(…) Une nouvelle série d’images seront réalisées en numérique ou en photogravure ou encore en lithographie(…)”(2)
Il est possible d’envisager l’oeuvre d’Ariane Thézé dans une tradition française de questionnement sur le rapport entre l’individu et la société, qui remonte jusqu’à Montaigne. Sur des notes tragiques et complexes, Lévinas aborde cette thématique au vingtième siècle. Il paraît que nous venons, quant à nous, de traverser un seuil. Alors que le soi était envisagé à la fois par le moraliste et le philosophe dans un cadre biologique stable, dans la jouissance ou la souffrance, indécis, détaché ou engagé, Ariane Thézé nous convie à considérer les conséquences à court terme même de la transformation bio-génétique de l’espèce. À la fois le philosophe et l’artiste se doivent de réfléchir sur les évolutions présentes, aussi complexes, troublantes, soient-elles.
Notes
- Ariane Thézé Le corps à l’écran
La mutation de l’image du corps par l’art écranique essai Éditions Pleine Lune Lachine, Québec 2005 p. 96
- Alliance française d’Ottawa Notes pour l’exposition intitulée Réitération d’Ariane Thézé af.ca/ottawa