


BEAUTÉ ET VÉRITÉ



« As-tu froid, Noutchka ? » photographies, décembre 2022
La photographie créée par Anatoly Orlovsky se développe comme un théâtre de la couleur. Au fil du temps, il a aiguisé ses outils esthétiques afin de réunir des registres qui passent du conceptuel et narratif, au méditatif et à la rêverie chromatique. Il explore le jeu des tons primaires et complémentaires, tels le rouge et le vert, ou encore se limite au champ monochrome bleu mauve, mais alors il y inclut des volutes calligraphiques et des notes texturales. Sa photographie artistique, qui avait commencé comme outil d’exploration d’états de la matière, du liquide et du solide, s’oriente dans sa phase actuelle vers un surplus de liberté. La couleur y prend des notes baroques, à l’image de l’expression renaissante qui, en passant par le maniérisme, aboutit au baroque – style de théâtre et de mouvement. Le photographe semble franchir des seuils analogues au cours de son cheminement.
Le détail des œuvres évoque parfois des structures intimes de la matière. Tel un musicien, car Anatoly Orlovsky est aussi compositeur de musique contemporaine, le photographe a une vue de la totalité, le tout se reflète dans le détail, il y a un aller-retour entre la totalité et la structure profonde. Ainsi en musique, la cadenza de la virtuosité individuelle alterne avec l’ensemble du son orchestral. Parfois, nous décelons un lento dans une méditation picturale tempérée sur le sens de la couleur.
Virtuose du trompe-l’œil, qui est à la base de son corpus, l’artiste peint avec l’objectif photographique. Tel le praticien japonais du zen, qui découvre à chaque parcelle de matière sa beauté, Orlovsky voit une infinité de compositions picturales qui abondent dans la nature. Il les isole et fait des images tantôt abstraites, tantôt figuratives, ou encore des illusions qui oscillent entre les deux. Il est explorateur, c’est la curiosité qui est une caractéristique essentielle de son expression. Il s’agit d’aller toujours plus loin et de découvrir d’autres propriétés de la matière, où le visuel s’ouvre sur la structure intime, imbriquée grâce à un rapport fractal. Le photographe est également logicien et mathématicien, soit dit en passant, ce qui ajoute à la rigueur de ces relations qui ne sont pas immédiatement évidentes. Cependant, son art s’est enrichi d’une dernière couche que j’appelais baroque. Parfois, la couleur violente et arrache le concept : elle se montre dans sa nudité.
Pour trouver des rapports dans l’art à la sensibilité d’Anatoly Orlovsky, j’aimerais recourir à des représentants de l’abstraction lyrique en peinture, et en particulier à Léon Zack, Zao Wou Ki, Jacques Hérold, des artistes immigrants créant dans le milieu parisien. Dans cet univers, l’on retrouve la folie de la couleur, ainsi qu’une exploration subtile de la structure. Qui plus est, ils naviguent entre l’enthousiasme et la méditation. Ce sont des peintres, alors qu’Orlovsky propose, lui, une photographie picturale. Il faut préciser qu’il s’est donné comme fin de forger une photo qui atteint la souplesse de la peinture.
Il me vient aussi à l’esprit le photographe montréalais André Boucher, qui a consigné en photo les murs et les murailles de La Havane, avec leurs antiques craquelures, où il nous fait découvrir des paysages, des jardins, des images abstraites et semi-figuratives. Pour lui également, la photo est un champ de création à part entière. Dans ses images on voit des rouges, des ocres, des violons, des ciels, des cartes… La polysémie de l’image déchaîne et libère l’imagination du regardeur. Boucher a aussi créé « des univers chromatiques » et des « univers chiffonnés » grâce à son objectif.
Soit dit en passant, Kandinsky, Bonnard, Cy Twombly, Magritte, Sigmar Polke ont également pratiqué la photographie. Chez Gerhard Richter, la peinture et la photo interagissent et se complètent dans une spirale de réflexion continuelle. Il est peut-être intéressant de relever qu’une étape séminale dans l’histoire de la photographie d’art était franchie en 1902 par le photographe américain Alfred Stieglitz dans le cadre de la Photo-Secession, mouvement artistique new-yorkais qui mettait l’accent sur le potentiel artistique de la photo, avec ses arcanes et ses finesses, au-delà de l’aspect documentaire du métier. (1)
Au fil de la curiosité, de l’inspiration, Anatoly Orlovsky joue avec les variables de son art, telles la couleur et la granulation. Évidemment, il s’agit toujours d’une graine simulée, photographiée. Dans un diptyque, de grandes masses rouges de couleur effilées et granulées aux lisières sont contrastées avec un champ vert prairie, lui aussi texturé et granulé, avec des zones blanches de distanciation, intercalées aux couleurs primaires et secondaires. Qu’est-ce que ces photos nous montrent, vraiment ? Mystère du trompe-l’œil. L’insertion de segments de cercle apparemment vitreux de nature géométrique dans la composition, versus l’imprécision du naturel, peut suggérer une dichotomie culture-nature.
Dans une composition lumineuse qui évoque un peu Miró, l’on observe des entailles courbes, d’un gris foncé et bien prolongées, contrastées à un rouge vif et lumineux. On voit une réminiscence précise de l’histoire de la peinture, en l’occurrence du cubisme orphique et de l’expressionnisme abstrait.
Une composition intitulée May inclut un segment supérieur qui évoque une mer chaude azurée et émeraude entourée de collines, versus un champ inférieur qui semble représenter un terrain rocailleux brun entouré d’un champ monochrome d’un violet froid. Les ambigüités de la terre et de la géologie nous sautent en plein visage.
Parfois, le photographe préfère la figuration. L’objectif s’arrête sur une feuille du début d’automne d’un vert moutarde clair, traversée de nervures en éventail, telles des rivières d’un jaune brillant. Tantôt l’artiste choisit d’exprimer un rythme, comme cet enchaînement régulier de fil métallique, de tissu de fil d’acier : bleu clair et bleu foncé reluisant sur ciel ouvert et noir diffus. Pas de trompe-l’œil dans cette image.
La vision est intégrale, dans l’esprit du Gesamtkunstwerk, avec des versants en musique, photographie et poésie. La lyrique de l’artiste est une tentative d’exprimer un monde. Sa perception personnelle est inaccessible au langage courant et en ce sens il n’est pas seul dans le champ de la poésie contemporaine. Chaque œuvre photographique est aussi accompagnée d’un vers qui appartient à un recueil poétique en préparation.
Ainsi, une œuvre photographique intitulée Sol – or aux in-limites est associée au vers suivant : « n’habille pas d’étoiles ce frénétique lent flot des pays sans verbe. »
La totalité est une invocation au champ de l’esprit, car c’est certain aujourd’hui qu’à la base psychique des arts il existe une matrice cognitive commune, une forme de rythme, Urexpression : la racine allemande Ur- voulant dire préalable, ancestral. Je me permets ici de citer la conclusion du texte accompagnant l’événement photographique, par l’artiste lui-même. « Ainsi s’imprime et demeure en dedans, outre tout support terrien, cette enveloppante chair du réel, dès lors que s’éclipsent les opacités du vécu, laissant l’étant se donner, de temps à autre, aux sources de l’Être. »
(1) Contemporaryartissue.com/top25-fine-art-photography-artsits-in-the-world/